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donnaient un charme de distinction piquant, animé et un peu précieux tout ensemble. Sa figure, habituellement sérieuse, s’éclairait dans la conversation.

Sainte-Beuve lui écrivit pour la remercier. Ainsi s’engagea une correspondance qui allait durer douze années. Nous possédons les lettres, encore inédites, de Sainte-Beuve : par leur variété, leur abandon surveillé, leur finesse nuancée, elles forment le plus charmant des romans épistolaires.

Dans sa réponse à Adèle Couriard, Sainte-Beuve l’engage à ne pas voir en lui un homme extraordinaire : il se borne à souhaiter l’estime des bons esprits. Une année se passe. Or un beau jour, une dame Lehmann lui ayant envoyé un bouquet, Sainte-Beuve la confond avec Mlle Couriard et écrit à cette dernière une lettre pour la gronder de n’avoir pas annoncé sa visite. Adèle s’empresse de le tirer d’erreur, mais saisit cette occasion pour lui demander son amitié. Nous n’avons pas les lettres d’Adèle Couriard, qui doivent avoir été détruites : nous en sommes donc réduits à deviner leur contenu d’après les réponses de Sainte-Beuve. Celui-ci, en effet, lui écrit, le 4 juillet 1857 :

« La place qu’on daigne désirer d’obtenir et d’occuper, Hélas ! est moins enviable qu’on ne croit dans une âme vide, lassée et que je puis dire déserte depuis des années. J’aime mieux avoir une place chez les autres que leur en offrir une chez moi. Ai-je un chez moi au moral ? et quand j’ai donné par mon esprit le peu de bon que je puis produire, ai-je encore une valeur et suis-je quelqu’un ?... Soyez donc sûre, sans que je me permette de rien ajouter, que vous avez une place unique et qui ne saurait se confondre désormais avec celle de personne. »

Tout de suite, la correspondance devient très active et prend un caractère d’intimité. Auprès de sa jeune amie, Sainte-Beuve déploie cette coquetterie, cette bonne grâce, cette finesse d’expression qu’il possédait à un degré éminent. Il a par moments vis-à-vis d’elle des câlineries d’enfant choyé. On se rend compte, en lisant ces lettres, qu’il y avait vraiment en lui un poète et on comprend pourquoi il ne pouvait se consoler de ne plus en tenir le rôle auprès des générations nouvelles.

En analyste de l’âme féminine, il se plaît à recevoir les confidences de cette Genevoise qui lui raconte sa vie de jeune fille. Si nous interprétons exactement les récits qu’elle-même nous a faits dans sa vieillesse, Adèle Couriard écrivait à Sainte-Beuve