aux approches de l’hiver. J’ai encore les bons mouvements, mais la continuité me manque, non pas la persévérance (entendons-nous bien), mais cette sorte d’uniformité dans le bien et dans l’affection, qui, par exemple, compose la vie de famille : je vais et je viens, je reviens souvent, je reviens toujours ; mais la longue habitude du caprice, cette diversité que cultive l’artiste et que le chrétien s’interdit, ces passages d’un sujet à l’autre dans l’ordre de l’esprit et qui ont leur contre-coup jusque dans le cœur, voilà les faiblesses ; il faudrait une amie présente pour les deviner, pour les combattre ; j’en ai eu souvent le désir, jamais la force ; je me méfie de moi comme d’un incurable. Dans le secret de ma pensée et dans la justice qu’on se rend dans le tête-à-tête, je me suis dit souvent : « J’ai tué la vertu en moi ! »
Il se juge lui-même, non sans sévérité :
« Je n’ai fait depuis près de vingt ans que perdre chaque jour et m’y résigner, perdre en chevalerie, en religion, en amour, en idéal de tout genre, et devenir un observateur net, attristé, positif et las. Quand je dis attristé, c’est encore plus las que je devrais dire, car la tristesse, certaine tristesse est encore un trésor. Voilà ce que c’est que de n’avoir pas vécu en plein, à temps, par la vie du cœur. Vous ne sauriez croire comme mes horizons habituels sont bas, ordinaires [1]. »
Cette impression de lassitude, Sainte-Beuve y revient à maintes reprises.
« Si je suis triste, c’est peut-être que j’ai vu manquer plus d’une échéance sur laquelle je comptais tout bas. » — « Le reste de ma vie est à vau l’eau et va comme il peut ; je n’ai près de moi ni amitié ni conseil, ni appui ; je suis surchargé de petites affaires qui surviennent, de projets qui se coupent, d’importunités, de sollicitations, de divertissements qui sont des fatigues. Enfin, il vaut mieux oublier chaque journée sitôt qu’elle est passée, et la laisser tomber à jamais dans l’abîme. La distance, le brouillard, la désespérance inévitable à de certaines heures, font que je ne vois que par intervalles et toute tremblotante ma petite étoile chère et lointaine. Je suis sincère, je dis mes défaillances ; je me confie en la plus indulgente amitié [2]. »