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étendue à la fois, je n’ai jamais bien su nager ou voler au large, j’ai besoin de me piloter le long de quelque rivage inégal, et plus le rivage est inégal, mieux je m’en tire [1]. »

Parlant des Alpes suisses qu’il a visitées, mais où il ne s’est pas arrêté, il ajoute : « ... Mon goût et ma région naturelle, c’est la mi-côte, le riant et l’agreste pays de Vaud.... Je ne suis pas un Mont-Blanc ; il n’y a pas lieu à se croire avec moi sur une hauteur ni même sur une colline... Votre ami est encore moins digne de vous cette année qu’il y a un an ou deux ; c’est une raison pour vous de mieux encore marquer votre amitié par votre indulgence [2]. »

Chaque lettre amène de nouveaux épanchements. Quand une longue intimité épistolaire l’aura encore rapproché de son amie, Sainte-Beuve fera des aveux singulièrement éloquents et douloureux dans leur sincérité. Il regrette de ne pouvoir venir en aide à sa correspondante qui traverse une époque difficile :

« C’est en ces moments qu’on sent avec d’amers regrets l’inconvénient d’être soi-même dans une fortune étroite et aussi d’avoir une âme trop molle, et au fond de laquelle (tout au fond) on a dès longtemps tué la vertu. Il en résulte qu’on se méfie à bon droit de soi-même, qu’on n’ose y compter, et que dès lors on n’ose dire à personne de s’y appuyer autrement qu’en passant. Je touche là à mes plaies secrètes et ne les indique qu’à peine. J’appelle vertu ce quelque chose que vous exprimez quand vous parlez dj cette énergie de résolution, de cette constance à remplir un devoir, du bonheur sérieux qui en est le prix, et de cette jouissance un peu âpre, mais si réelle, qui récompense tout bon labeur difficile [3]. »

Sainte-Beuve fait preuve, dans ces lettres, d’une discrétion et d’un tact parfaits qui lui permettent d’aborder tous les sujets sans jamais heurter le respect dû à une jeune fille. Avec une incomparable virtuosité d’écrivain il transpose, il suggère, il enveloppe sa pensée.

« Mon cœur, écrit-il le 11 juillet 1858, se plaint (quand il pense à vous) de s’être trop amolli, énervé, usé de tant de façons ; on n’a que sa dose, après tout ; et si elle n’a pas été renouvelée à temps, ménagée, si on n’a pas fait des réserves dans les années de verdeur et de sève, on court risque de se trouver dépourvu

  1. 6 décembre 1857.
  2. 11 août 1859.
  3. 6 décembre 1857.