Page:Revue des Deux Mondes - 1919 - tome 53.djvu/848

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

de vivre à Paris conservait le culte de la vie champêtre et enviait l’existence du poêle des lacs.

« L’idéal de la vie pour moi serait de vivre doucement dans quelque beau lieu pareil aux bords de votre Lac ou aux bords du sien ; de passer des heures paisibles sous le même toit, devant une belle nature ; et le soir, d’entendre lire, de s’entendre expliquer ces poésies domestiques profondes, le livre sur la table, nette et brillante, où déjà la théière est dressée, et tandis que chante sur le feu la bouilloire [1]. Une douce voix, un sourire aimable et bienveillant, un regard d’amitié. Voilà une soirée, une journée de l’Eden. Pourquoi est-il trop tard ? Pourquoi en ai-je trop souvent en moi flétri l’image [2], ? »


Très vite la correspondance a pris un ton affectueux. « Que ne suis-je votre oncle ? » s’écrie un jour Sainte-Beuve. Ayant tardé à répondre à une lettre de Mlle Couriard, il s’excuse en ces termes : « Je m’aperçois avec effroi, avec peine, que ces retards peuvent ou alarmer ou affliger ma grande amie ou ma petite amie de là-bas. » Une autre lettre se termine ainsi : « Adèle a été le nom de ma première amie : c’est aussi le nom de ma dernière. » Il pense souvent à elle et s’informe de sa santé avec une sollicitude paternelle. Dans la joie de se sentir compris il se livre tout entier. Il retrace l’histoire de ses principales phases religieuses. « Excusez-moi, ajoute-t-il, et pardonnez cette vue purement philosophique des choses à un homme qui a beaucoup vécu seul, et dont le cœur, ce grand convertisseur de l’esprit, n’a jamais été possédé bien longtemps et absolument par un autre cœur qui daignât l’incliner et le gouverner. » Enfin, il exprime ce vœu, qu’il va fréquemment répéter, de voir Adèle Couriard venir à Paris. « J’ai un vrai désir et besoin, dit-il, de placer tant de bonnes et douces pensées sur une physionomie familière et connue. Je fais plus que de vous connaître : je vous sais, mais je ne vous connais pas [3]. »

  1. Cf. dans Joseph Delorme le sonnet imité de Wordsworth.
  2. 10 décembre 1858. — Cette idylle domestique est un des motifs préférés de Sainte-Beuve. Dans une autre lettre il s’écrie : « la douceur du repos, d’un entretien choisi, d’une lecture lente près de la table à thé, dans une soirée silencieuse. » (11 février 1858.)
  3. 15 septembre 1857.