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Il ne peut comprendre comment, chez Mlle Couriard, s’unissent l’amour de la nature et la piété.

« Vous me dépeignez avec vivacité une journée de printemps au bord de votre beau lac : mais je crois sentir que cette sensibilité avec laquelle vous la goûtez est contraire » directement contraire à la prescription qui ressortirait de l’enseignement si goûté aussi ; vous essayez de concilier des contraires... Qui sent vivement la nature en soi et autour de soi doit se mutiler pour être chrétien : il n’y a pas de milieu. Je ne vous combats point, chère Mademoiselle, je vous laisse seulement entrevoir une cause de peine, qui est de m’être aperçu que nous soyons, que nous devions être si peu de la même religion, laquelle ne fera probablement que s’accroitre et gagner en vous. Vous êtes fervente, vous êtes religieuse, vous avez une patrie autre encore que Genève ; et cette patrie n’est pas la mienne. Et c’est une patrie vers laquelle on s’achemine ou dont on s’écarte de plus en plus, à mesure qu’on avance dans la vie. Vous vous y acheminez dès la jeunesse et vous continuerez d’y tendre. Je m’en éloigne, ou plutôt je ne m’en éloigne ni ne m’en approche, dans mes idées, puisqu’à mes yeux elle n’est qu’un mirage, une illusion d’optique morale, et qu’elle n’est pas. C’est là un sujet de tristesse pour celui qui aurait aspiré à un accord moral [1]. »

Un jour viendra où une divergence aussi profonde sur un point si capital amènera entre les deux amis un refroidissement inévitable. Avec les années l’un et l’autre s’assuraient davantage de posséder la seule vraie conception de la vie. Adèle Couriard se lassera de vouloir influencer ce sceptique incurable ; Sainte-Beuve, désappointé de n’avoir pas rencontré l’affection souhaitée, se détachera peu à peu. Le 20 juin 1860, il s’écrie : « C’est pour moi un petit ennui que ma grande amie ne soit pas tout bonnement et naturellement philosophe ; car à tout moment elle s’embarque sur des embarcations où je ne la suivrai pas. » Désormais la correspondance devient plus intermittente et moins intime. Enfin, le 29 décembre de la même année, Sainte-Beuve semble las de revenir sans cesse à la discussion des mêmes sujets, sa lettre a le ton attristé d’un adieu. « Je regrette de ne vous avoir pas connue. Je suis dans

  1. 18 mai 1858.