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trouvée ? Le front français était déchiré sur une largeur de près de 60 kilomètres et une profondeur de plus de 20 ; mais le fait important était que, comme un torrent, l’armée Boehn balayait les débris de ce front brisé, les roulait, les submergeait. Les soldats de cette armée étaient soulevés par un enthousiasme indescriptible : de l’interrogatoire de tous les prisonniers il résulte que les pertes avaient été légères, que la vue des prisonniers faits et du butin conquis à si bas pris exaltait les âmes : avant même que l’État-major fût conquis à cette idée, la pensée que la défaite française ouvrait « la route de Paris, » les surexcitait jusqu’à la folie.

L’Etat-major dut être influencé par cette ivresse ambiante. De son cabinet, un Ludendorff eût peut-être vu plus clair. Mais le Kronprinz dut insister : c’était son affaire d’aller à Paris. La marche au delà de la Vesle fut décidée, jusqu’à la Marne, au delà de la Marne si possible, jusqu’où on pourrait. La mission des ailes resta la même : il fallait faire tomber Reims à gauche, et, après Soissons, la forêt de Villers-Cotterets à droite. Au centre, le succès obtenu serait exploité ; on tomberait sur la voie ferrée Paris-Nancy et on établirait une solide tête de pont sur la Marne, qui, un jour, servirait de base de départ à l’opération décisive, au Drang nach Paris. Ainsi croyait-on avancer de plusieurs mois peut-être la victoire finale.

En réalité, — nous l’apercevons clairement aujourd’hui, — cette manœuvre improvisée allait créer la situation d’où sortirait non la victoire allemande, mais la défaite prochaine des armées impériales. Plus l’Allemand avancerait, plus profonde serait la poche creusée vers le Sud, et plus la situation serait, au lendemain de cette bataille, pour lui scabreuse et périlleuse, à une condition, c’est que la poche restât poche : pour cela, il fallait que, la porte étant enfoncée, les deux piliers de Ventrée restassent debout : d’un côté, Reims et sa Montagne, de l’autre, la forêt de Villers-Cotterets. Si nous gardions les deux positions, point n’était besoin d’être un grand stratège pour estimer que l’Allemand créait une nasse énorme où se faire prendre le jour où nous serions en mesure d’attaquer sur ses flancs. A l’heure où les alliés consternés, où leurs ennemis exaltés croyaient voir se préparer le cataclysme dans lequel sombreraient les armées de l’Entente, l’Etat-major allemand préparait sa défaite du 18 juillet et ce qui devait s’ensuivre. Un