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impérieux envers le malheureux souverain que j’ai servi pendant tant d’années et dont je connais à la fois les qualités et les faiblesses, si je n’apportais mon témoignage à un débat considérablement obscurci par les polémiques. Si d’ailleurs je m’arrête un peu longuement à cet épisode, mon but n’est pas seulement de rétablir la vérité des faits : l’affaire du traité secret de Bjorkoe éclaire d’une manière particulièrement vive l’ensemble de la situation internationale, telle que je la trouvai au moment d’entrer dans mes nouvelles fonctions.


Elle se présentait, au printemps de 1906, sous un aspect particulièrement compliqué et même menaçant. La guerre malheureuse contre le Japon avait eu pour conséquence non seulement d’affaiblir la Russie, mais d’ébranler l’édifice tout entier du système politique européen. Ce système avait été, pendant une longue période d’années, établi sur un équilibre de forces éminemment instable : double alliance entre la Russie et la France, faisant contrepoids à la Triple Alliance entre l’Allemagne, l’Autriche-Hongrie et l’Italie. L’effet immédiat et naturel de l’affaiblissement de la Russie à la suite non seulement de la guerre, mais surtout du mouvement révolutionnaire provoqué par les défaites militaires, avait dangereusement atteint la Double Alliance : on avait senti, tant à Paris qu’à Londres, que la balance ne pouvait être rétablie que si l’Angleterre renonçait à sa politique traditionnelle de « splendide isolement » et se rapprochait de la France. Un pas important avait été fait dans cette direction, sous l’inspiration personnelle du roi Edouard VII, par la conclusion, en 1904, de l’accord anglo-français relatif à l’Egypte et au Maroc ; cet accord se développa rapidement et prit bientôt la forme d’une véritable « entente cordiale. » Pendant la guerre russo-japonaise, cette entente se fit sentir de la manière la plus efficace en aidant à la solution pacifique de la querelle provoquée entre la Russie et l’Angleterre par l’incident du Dogger-Bank, qui menaçait de se terminer par un conflit armé ; en revanche, l’empereur Guillaume, qui avait tout fait pour encourager l’empereur Nicolas dans sa politique d’aventures en Extrême-Orient, profitait maintenant de toutes les occasions pour envenimer les relations entre la Russie et l’Angleterre.

Le souverain allemand nourrissait depuis longtemps le projet