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Page:Revue des Deux Mondes - 1919 - tome 54.djvu/459

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nous en fournirait de jolies preuves. Je pourrais vous citer un hectare qui vaut cinq mille francs et dont la remise en état en a coûté soixante-quinze mille. Le premier labour est fait par des gens qui n’y entendent rien. On comble les tranchées, mais on y enfouit la bonne terre. Les paysans supplient qu’on les débarrasse des Travaux de Première Urgence. Mais les malheureux manquent de main-d’œuvre : et nous en manquons tous. Savez-vous pourquoi ? Parce que les services de la Reconstitution, qui démoralisent les ouvriers, nous les chipent, en les appâtant par de gros salaires. Ils embauchent ici des travailleurs qu’ils emmènent à Reims. Ils vident les campagnes des ouvriers agricoles. En revanche, une nuée de fonctionnaires s’est abattue sur nous….. Et puis, il y a quelque chose de plus triste que les dégâts matériels de la guerre : c’est l’improbité qu’elle traîne après elle. Il est dur à mon âge de s’apercevoir qu’on avait encore à perdre des illusions sur les hommes… Du reste, ne me croyez pas découragé. Je suis certain que mon pays du Nord se relèvera. Il ne nous faudra pas moins d’un demi-siècle. Mais il se relèvera. Seulement, je plains notre France. »

M. Le Blan est-il pessimiste ? Ce qu’il me dit des Travaux de Première Urgence, le spirituel directeur du Progrès du Nord, journal radical, mais fidèle à l’union sacrée, M. Martin Mamy me l’a confirmé avec une verve toute méridionale. « Les Travaux de Première urgence sont d’abord remarquables en ceci qu’ils ont été les derniers organisés… Entre autres prouesses, pour repeupler nos haras, ils nous ont envoyé des mulets. Et je vous jure que ce n’est pas une galéjade !… » Sur l’embauchage ou plutôt le débauchage des ouvriers par les services de la Reconstitution, il me cite ce fait incroyable qu’un de ceux qui en étaient chargés touchait le tant pour cent des salaires qu’il octroyait — avec quelle générosité, on le devine ! M. Langlais, l’aimable et fin directeur de la Dépêche, journal conservateur, me raconte en souriant qu’un de ses amis, un vieux garçon, vivait tranquille entre sa dactylographe et sa cuisinière. Il donnait à sa dactylographe deux cent cinquante francs par mois et à sa cuisinière je ne sais plus combien. Survint la Reconstitution. Elle offrit trois cent cinquante francs à la dactylographe qui s’envola et qui revint bientôt, mais pour enlever la cuisinière. Ce n’était pas que ces messieurs eussent