projectile de gros calibre qui, parvenu au sommet de sa trajectoire, hésite à se poser sur les nues avant de continuer vers la terre sa mystérieuse parabole.
Dans ce firmament étrange et nouveau règne la plus terrible confusion qui se puisse imaginer entre les différentes races des oiseaux alliés et ennemis dont les patrouilles s’étagent là-haut sur plus de six kilomètres. Ils tiennent cependant plus des poissons, remontant les courants à l’affût de leur proie, que de la gent ailée, ces Belges argentés comme des brèmes ou des gardons, ces Anglais verdâtres, au museau effilé de brochet, groupés en bancs migrateurs. Des Français dorés semblables aux tanches et aux carpes, pourchassent des Allemands truites de rose, l’épine dorsale incurvée, telle la perche, qui rôde sournoisement à travers nuages et traînées de brume, ainsi qu’au milieu de rochers ou d’algues. Le vol parmi ces centaines d’appareils mélangés qui vous dominent, vous frôlent, vous épient, prêts à happer leurs victimes, est une alerte, une angoisse de chaque seconde, où les nerfs s’épuisent- Dépaysés parmi tant d’avions et de nouveaux camouflages, nous ne reconnaissons pas toujours d’un coup d’œil infaillible ami ou adversaire qui tombent des nues dans un rayon de soleil et surgissent soudain à nos côtés. Plus d’un camarade paiera de sa vie la seconde d’inattention ou de fatale méprise.
Mais comment rendre avant tout la transparence cristalline de ces ciels du Nord ? Avant-hier, une patrouille d’albatros nous avait entraînés à six mille mètres et davantage au fond d’une atmosphère merveilleusement sereine. A mes pieds, la Belgique étalait ses plaines fertiles où je comptais les villes : Ostende, éventrée au bord du flot ; Bruges et Gand, taches livides et silencieuses parmi les campagnes claires. Plus loin, les îles de l’embouchure de l’Escaut et du Rhin, la Hollande elle-même et, derrière elle le Zuyderzée, morcelaient l’azur foncé des eaux. Au delà de Bruxelles, au delà de Liège, l’étendue n’était limitée que par les brumes de la vallée de la Meuse. A gauche, par delà la Manche traversée d’un clin d’œil s’allongeaient les falaises anglaises ; à droite, Lille, Roubaix, Tourcoing dessinaient sous mes ailes leurs réguliers contours et la vue s’enfonçait en arrière encore vers Péronne et Compiègne. D’un regard unique, j’embrassais les continents, les frontières et les eaux de quatre nations, comme sur une mappemonde