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ne voyant guère de la grande comédie qui se joue, que la façade solennelle et le décor pompeux de la capitale viennoise. Imaginez un curieux dans les avenues magnifiques de la grande cité autrichienne, entre ces jardins, ces palais majestueux, ces édifices pleins de silence du Belvédère et de la Hofburg : de temps à autre, vous verriez une ombre apparaître, pour s’éclipser bientôt et reparaître plus loin à une autre fenêtre, sans que rien trahisse le bruit de ses pas et le secret de sa promenade. Vous auriez à peu près l’idée du genre de visions dont se composent ces « souvenirs ».

Ces fantômes, ces passants lointains et mystérieux, ce sont d’abord les membres de la famille impériale. J’ai dit que l’auteur ne touche pas à la Cour, mais il a eu l’honneur d’être reçu une fois par l’Empereur, comme membre d’une délégation qui vient prier S. M. de vouloir bien poser la première pierre d’un musée. Le récit de cette audience de cinq minutes remplit vingt pages du volume. On voit le fastueux salon, rempli d’une foule de gens qui attendent leur tour, le chambellan affairé qui vérifie les noms, prend les derniers renseignements sur la personne des visiteurs, les consigne sur une feuille qu’il va placer, avant chaque visite, dans le salon voisin, sur le pupitre où l’Empereur jettera les yeux ; chaque fois que la porte s’ouvre, laissant sortir un nouveau groupe, on voit s’éloigner vers le fond la haute et mince silhouette du vieillard, en uniforme de maréchal, se dirigeant vers le pupitre pour consulter la liste suivante et revenir, affable, à la rencontre des personnes annoncées.

L’Empereur a un mot pour chacun. L’auteur boit chaque syllabe de ses augustes paroles. Il remarque, chaque fois que l’entretien hésite, le curieux mouvement « du pouce de son pied droit, qui s’agite et se crispe nerveusement dans sa botte, » seul signe imperceptible que le souverain laisse échapper de son auguste impatience. Quant à décrire cette fois le cabinet impérial, l’auteur s’en déclare incapable : comment veut-on que, « mis en présence de l’Empereur, on puisse voir autre chose que lui ? » On imagine le prix que ces détails peuvent avoir aujourd’hui pour les petites gens d’Autriche. C’est avec le même attendrissement que nos grands-pères, au lendemain de l’Ancien Régime, lisaient le récit d’une audience aux Tuileries ou d’une réception à Versailles.