Mais j’ai hâte d’arriver à ce qui fait l’intérêt essentiel du volume, je veux dire à l’archiduc lui-même. Essayons de nous le représenter, d’après les souvenirs de l’ancien précepteur. A la vérité, ce n’est pas très facile. Il nous est surtout impossible, d’après les quelques traits précis qu’on nous apprend de lui, de nous intéresser beaucoup à ce gros garçon gauche, timide et sournois qui vous regarde avec ses yeux jaunes, au milieu desquels se dilate un énorme iris noir, si bien qu’on a la troublante impression « d’être regardé non avec une seule paire d’yeux, comme par une personne ordinaire, mais avec deux ! » Doubles yeux ! Voilà un de ces privilèges que la nature réserve aux archiducs. Et cette candeur d’admiration que L’honnête précepteur a vouée à « son prince, » s’étend jusqu’à son entourage. Son chambellan était un homme « plein d’élégance et de majesté. Il les conservait tout entières en chemise et en caleçon. » A plus forte raison le prince est-il impeccable. Sa parcimonie devient un modèle d’épargne. Immensément riche, avec toute la fortune accumulée de la maison d’Este, il était célèbre par la ladrerie de ses pourboires. Dans une des maisons qu’il possédait aux environs du palais de Modène, vivait une charmante actrice à laquelle il rendait de fréquentes visites. « C’est la seule passion de ce genre que je lui aie connue. Elle ne payait pas de loyer. Le prince avait de l’ordre jusque dans ses affaires de cœur. » On serait tenté de prendre de tels traits pour des critiques de pince-sans-rire. Mais il s’en faut : l’auteur vénère éperdument « son prince, » ses 2 047 ancêtres, — le « plus bel arbre généalogique d’Europe, » — sa haute taille et ses « doubles yeux. »
En effet, dans la petite Cour de Charles-Louis, le frère puiné de l’Empereur, les vertus de l’héritier du trône faisaient naturellement le sujet de comparaisons édifiantes avec les mœurs de ses cousins, les fils de François-Joseph. Ce n’est pas lui qui ferait la vie de ce mauvais sujet de Rodolphe, ou qui renouvellerait les excentricités malséantes de Jean Orth ! On mettait en lui les espoirs qu’autour de Louis XIV on plaçait sur la tête du Duc de Bourgogne, alors qu’à Versailles et à Marly on opposait Meudon. Aussi, au milieu de la consternation générale qui suivit le drame de Meyerling, la petite Cour de la rue des Favorites ne put-elle s’empêcher de voir dans l’accident qui supprimait le Kronprinz la volonté du ciel. L’aumônier de la