Page:Revue des Deux Mondes - 1919 - tome 54.djvu/704

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

elle tombe des plus hautes notes, qui menacent et crient, aux plus basses, qui s’humilient et demandent pardon. Et tout cela met le comble au désordre, au désarroi d’une chanson qui tient à la fois de la sérénade et de la complainte, de l’invective et de l’invocation.

Russe, et rien que russe, dans l’église, ou devant l’église, et dans l’isba, la musique, au troisième tableau, (la steppe), se fit bohémienne. D’une beauté peut-être un peu moins pure, elle parut bien belle, bien touchante encore. Autour des feux allumés dans la nuit, une voix de femme, puis une autre, semblaient improviser d’étranges et traînantes mélopées. A la fin, plus que jamais nostalgique et dolente, la voix masculine reprit à son tour et, l’avant-dernière, elle chanta.

Chanson triste et tendre entre toutes ; chanson populaire, de celles enfin où l’on dirait que la musique oublie sa science, même son art, pour ne suivre que son instinct ou son génie. Eugène-Melchior de Vogué, dans le Roman russe, rapporte de Tolstoï le romantique, (Alexis, non Léon), ce qu’il appelle très bien une belle folie. « Un jour, le poète avait promis des vers à la femme qu’il aimait. Il ne trouvait dans son âme rien d’assez triste, rien d’assez beau. Il se souvint alors d’un Kirghiz rencontré durant un voyage, par delà l’Oural, dans la steppe d’Orenburg : un de ces chameliers qui tirent d’un long roseau leur vieille mélopée d’Asie. Tolstoï écrivit qu’on lui fît venir cet homme de l’autre bout de la Russie. Il l’envoya jouer chez celle qui lui demandait un poème : il savait que tout son art n’égalerait pas ce chant fait par tant d’âmes et tant de siècles. »

Hélas ! de tant de siècles et de tant d’âmes, que reste-t-il aujourd’hui là-bas ! Si la musique russe, l’autre soir, nous a plus que jamais ému, c’est qu’elle semblait chanter sur des ruines, et chanter ces ruines mêmes. Dans un groupe d’artistes, échappés au cataclysme national, on saluait, avec quelle pitié ! les gardiens, à travers le monde errants, des trésors mélodieux de leur patrie. Avec leurs chants, toute la musique de Russie, profane ou sacrée, nous revenait en mémoire. Le programme portait le nom de Lwoff et le titre d’une de ses œuvres, un cantique ; de ce Lwoff, auteur d’un autre cantique, de cette prière, que la France avait faite un peu sienne : « Dieu sauve le Tsar ! » et que Dieu n’a point exaucée. Nous nous souvenions aussi de Glinka : de l’un de ses opéras, le plus célèbre, où le serviteur donne sa vie pour son maître ; d’un autre, Russlan et Ludmilla, où le soir qui tombe, un des plus beaux « soirs » qu’il y ait dans la musique, n’a rien de commun avec « le grand soir, » comme ils disent, les