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misérables, dont la pourpre, depuis deux ans, rougit la Russie entière. Il semble qu’un musicien russe, et non le moindre, en ait parfois pressenti l’horreur. A la fin de Boris Godounow, un « innocent, » assis au bord de la route, gémit sur les destins de la patrie. Et l’air de Khovantchina, que chanta M. Borowski, se chante sur ce texte : « Pauvre, malheureuse et triste Russie, qui te sauvera ! Tu as souffert des Tartares, tu as pleuré des Boïars. Tu as secoué le joug des Tartares, tu t’es libérée de celui des Boïars, mais tu continues à supporter et à souffrir, pauvre chère Russie. Mon Dieu, toi qui du haut des cieux embrasses notre monde de pécheurs, envoie à la Russie un élu qui la sauve. Mon Dieu, écoute-moi, ne laisse pas périr la Russie ! »


Les directeurs du nouveau Théâtre-Lyrique (ancien Vaudeville), ont choisi pour spectacle d’ouverture une Cléopâtre posthume de Massenet. « Eheu, Posthume ! » si l’on ose dire. Maint autre choix eût mieux honoré la mémoire du grand artiste qui n’est plus. « C’est égal, je vous engage à relire Bérénice. » Après Cléopâtre, relisez, de Massenet également, sinon du même Massenet, Marie-Magdeleine et les Erinnyes, Manon, Werther surtout, et le Jongleur de Notre-Dame. Plus loin, allez chercher plus loin ce Roi de Lahore, jadis éclatant de jeunesse et dont les ans n’ont pas effacé tout l’éclat. Alors vous conviendrez avec nous qu’envers une Cléopâtre même, l’extrême rigueur aurait un air d’ingratitude et presque d’impiété.

Ce « drame passionnel, » comme le dramaturge l’intitule, les termes d’ « opéra », puis de « drame lyrique, » ayant fait leur temps, résume en quatre actes et cinq tableaux, un peu sommaires,- l’un des plus grands sujets de l’histoire, et de l’histoire de l’amour.

La chose est racontée en un langage de médiocre qualité littéraire et représentée (mise en scène, costumes, demi-costumes, presque pas de costumes) avec un éclat de mauvais goût.

Plus pâle est la musique. Très supérieure aux paroles, mais inégale au sujet, elle ne l’est pas moins à l’ambition, ou au rêve, à l’un des derniers rêves du musicien. Massenet vieilli, malade, s’est flatté d’ajouter Cléopâtre à la galerie de ses amoureuses. Se mesurer, si tard, avec une si grande figure, est du moins le signe, chez un maître laborieux et vaillant jusqu’à son dernier jour, d’une foi robuste et d’une magnifique espérance. L’une et l’autre ont droit à notre hommage. Aussi bien il ne serait pas impossible de trouver dans cette Cléopâtre quelques pâles reflets, « reflets sur la sombre route » dont