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Page:Revue des Deux Mondes - 1919 - tome 54.djvu/888

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plus dans « la boutique noirâtre d’un petit marchand, » imaginée par Fromentin, ce peintre « aux habitudes ténébreuses et fantasques » dont il a projeté, ici même, l’image sur l’écran tramé d’or de ses admirables visions de Hollande malgré tout, il le vénérait, dans ce malaise évident qu’il exprima, en cinquante pages, méditées devant l’une des œuvres les plus importantes du Maître, — importante tant par son format inusité que par son parti pris d’une rare audace, qui fut comme le manifeste de sa manière, comme sa préface d’Hernani, mais qui demeurerait entourée d’un étrange mystère, si l’on s’arrêtait aux conclusions des Maîtres d’autrefois.


I

Il s’agit de la toile improprement appelée la Ronde de Nuit par quelques écrivains français de la fin du XVIIIe siècle, et par Reynolds dans son pèlerinage aux œuvres de son dieu ; au temps où la peinture, enfumée par la tourbe des poêles, étant mal éclairée au Trippenhuis, ne montrait plus que de lointains fantômes, s’agitant derrière l’écran de mica orangé de ses vernis opaques.

Fromentin n’a pu la voir, très rapidement [1], que dans ces conditions déplorables, et ses appréciations admiratives, nuancées de tant de réticences, ne peuvent se référer qu’à cet aspect momentané. D’ailleurs, il ignorait que le tableau fut morcelé et sensiblement réduit dans les deux sens et que sa composition, qu’il critique avant tout, fut toute déséquilibrée par la suppression de deux figures à gauche, de la moitié du tambour à droite et par l’enlèvement d’une large bande de terrain, lors de son transfert dans la salle du Conseil de guerre, à l’Hôtel de Ville d’Amsterdam.

Cette mutilation, longtemps niée par les écrivains d’art hollandais, a donné lieu au printemps de 1918 à une émotion assez vive parmi les dévots de Rembrandt. Quelqu’un prétendait détenir les deux coupons de la Ronde de Nuit détachés du chef-d’œuvre, en 1715, et s’offrit à les vendre à l’État hollandais, puis au Louvre. L’existence de ces reliques est rationnelle ; on n’a pas dû détruire ces importants fragments d’un tableau,

  1. Il n’est resté que quatre jours à Amsterdam du 17 au 20 juillet 1875 pour voir la ville, les deux musées et les collections Six et Van der Hoop.