Page:Revue des Deux Mondes - 1920 - tome 55.djvu/634

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

impatient de lui montrer le pays, Dubreuilh lui demande : « Où voulez-vous que nous allions ? Voulez-vous voir les grottes, la mer, la vieille ville ? Il y a bien des excursions à faire… Les environs sont superbes… » Moréas réfléchit un instant : « Allons au café, » dit-il. Et on alla au café. Moréas était venu passer deux mois à Menton. Il repartit le soir même.

Le café représentait, pour cet incorrigible, le rendez-vous de toute conversation, le milieu naturel de la poésie et de la littérature. Il n’était vraiment aimable et maître de lui qu’au café, de même que l’inspiration poétique ne lui venait qu’au grand air et dans la rue.

Théophile Gautier a fait des habitués de café une peinture peu flatteuse, mais qui peut donner une idée de nos réunions à cette époque, « Régulièrement, à l’heure dite, ils arrivent, ils vont s’asseoir à leur table ; elle est retenue à côté des mêmes habitués… En face de la même sempiternelle glace, piquée de mouches, ils accrochent leurs chapeaux à la même patère, et le même garçon leur sert invariablement le même moka au jus de réglisse, dans d’horribles tasses-bocks, pareilles à des cornets de tric-trac. Pour horizon, une forêt de queues de billard et, derrière, au comptoir, à demi masquée par une haie de carafons, une poupée de cire aux grâces hottentotes, au sourire éternel comme ses quarante ans, fraîchement émoulue des mains de l’artiste capillaire et pouvant lui servir de réclame, si elle tournait. Pour atmosphère, de la vapeur d’alcool sous un nuage de fumée opaque, à couper, comme on dit, au fil à beurre, mais fondue dans un goût de cuir, culottée et cuite, et où se retrouve la pipe éteinte, l’eau grasse des cuisines et la sueur des abonnés. Pour musique, le froissement des dominos sur le marbre, les disputes aigres des joueurs et des politiqueurs, les cris exaspérés des Joseph qu’on surmène… Pour société, des fainéants braillards, vantards, envieux, tueurs de temps, forts au carambolage, réformateurs de société, connaisseurs en bières et artistes en calembours. Tu les reconnais, hein ? Eh ! bien, tous ces gens-là sont des pères de famille. Note qu’ils adorent leurs femmes et leurs enfants, et qu’ils sont les plus enragés d’estaminets, et que pas un ne manque à l’heure accoutumée de venir y perdre son temps et dépenser son argent. Tu ne te doutes pas de ce que c’est que l’attrait du café. Il y a des gens qui meurent d’en être sevrés, et j’ai vu dans les maisons