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de fous des cires qui en rêvent, comme on rêve au paradis… »

Boulevardier endurci comme on l’était sous le second Empire, Gustave Claudin, qui n’avait jamais quitté Paris, eut un jour la faiblesse de se laisser entraîner en Italie par Paul de Saint-Victor. « Il y saigna, dit Bergerat, tout le sang de son corps déraciné. Paul de Saint-Victor le traînait comme à la laisse. Il suivait son maître en soupirant et, devant les plus beaux Raphaëls, il gémissait en regardant sa montre : « Midi. Qui est-ce qui me prend mon coin au café Riche[1] ? »

Le café était pour Moréas une sorte de cercle où les autres consommateurs semblaient n’être tolérés que par pure indulgence. Il se relâcha de cette habitude vers la fin de sa vie. « Je n’appelle plus ça, disait-il, venir au café. Autrefois j’entrais au café à une heure de l’après-midi… J’y restais jusqu’à sept heures. On allait diner… On revenait à huit heures, jusqu’à deux heures du matin… C’est comme le tabac, ajoutait-il, en regardant sa pipe avec mépris… Autrefois, je fumais vingt-cinq à trente pipes par jour… À la bonne heure ! »

Trouvait-il peu de monde au café, Moréas fronçait les sourcils et, effilant sa moustache entre ses doigts, il finissait par dire : « Il n’y a donc personne aujourd’hui ? Qu’est-ce qu’ils peuvent bien faire ? » ne comprenant pas qu’on pût être ailleurs qu’au café à jouer, à boire ou à discuter. La réunion était-elle au complet, sa satisfaction se trahissait, rien qu’à sa façon de dire : « Bonjour, messieurs… » Prenant sa place dans son coin, il attisait la conversation par des taquineries improvisées. Faisait-on mine de sortir, il se fâchait : « Où allez-vous ? Quelle bêtise ! Restez donc là ! » Et quel air penaud, si on le laissait seul ! Il ne tardait pas à quitter la place. Debout sur le trottoir, le monocle provocant, il parcourait des yeux le boulevard, et, à pas lents, il s’acheminait vers le Balzor ou les Lilas, deux établissements où il espérait trouver du monde.

Il avait la manie d’appeler près de lui non seulement ses amis, mais de simples connaissances : « Tiens ! voilà M. X… Asseyez-vous donc, monsieur X… » Au bout d’un instant, il se levait et vous plantait là avec ce monsieur que vous ne connaissiez pas et qu’il oubliait de vous présenter. D’autres fois, il interpellait quelqu’un de loin, et si on lui demandait qui

  1. Bergerat, Souvenirs d’un enfant de Paris, p. 221.