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à Montmartre ou aux Halles, le faisait traverser Paris à cinq heures du matin et rentrer chez lui aux premières lueurs de l’aurore. Il souriait quand on lui parlait de mauvaises rencontres. « Les apaches, disait-il, ça n’existe pas. Je rentre à toute heure. Je n’ai jamais vu d’apache et personne ne m’a jamais rien dit. »

Il haïssait les fêtes publiques et la foule, mais à la moindre rumeur, on le voyait errer dans la rue, à la recherche de ses amis. Un après-midi de mardi-gras, sur les boulevards noirs de monde et interdits aux voitures, au milieu des passants piétinant la cendre épaisse des confettis, je fus stupéfait de rencontrer Moréas, qui se promenait seul, à pas lents, monocle à l’œil, sac sous le bras et jetant des projectiles. « Comment, lui dis-je ? Vous ici ?… » Il se mit à rire comme un enfant pris en faute. « Que voulez-vous ? Il faut bien s’amuser avec ce qui vous ennuie, si on ne veut pas s’ennuyer avec ce qui vous amuse. »

Moréas ne montrait pas le fond de son âme. Mais il était facile, à travers ses plaisanteries, d’entrevoir le dégoût que lui laissait l’expérience des vains amusements par lesquels il s’efforçait de masquer le néant de sa vie. Il a gaspillé jour à jour sa belle existence de poète : si la première moitié s’écoula dans le rire de l’insouciance, la seconde moitié fut un abîme que rien ne put combler. Beaucoup de ses vieux amis étaient morts et, sans le cercle de jeunes dont il recherchait l’admiration, il aurait eu le sort d’Aurélien Scholl, qui, survivant vieilli de générations disparues, était heureux de rencontrer et d’inviter à dîner quelque bon jeune homme pour ne pas manger seul au restaurant.

Partout à l’aise et sans gêne, Moréas a vécu dédaigneux des égards et des conventions, et même quelquefois des plus élémentaires politesses. Lacuzon se plaignait qu’il ne le saluât pas. « Évidemment ! Nous demeurons dans le même quartier. On se rencontre à chaque instant. On se saluerait toute la journée. » Non seulement il ne répondait pas aux lettres qu’on lui adressait, mais il ne se donnait même pas la peine de les lire. On a trouvé chez lui des paquets de lettres non décachetées. Il était le plus naturellement du monde ce qu’on peut imaginer de plus mal élevé. Il vous coupait la parole, vous infligeait des démentis, vous traitait de bas en haut. Il ne supportait la conversation que s’il y tenait la pre-