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mière place. Voulait-il vous convaincre, il vous prenait sous le bras, vous choyait, vous caressait comme un missionnaire en train de convertir un indigène. Il le disait en riant, mais il le disait : « Je ne me trompe jamais. J’ai toujours raison. » L’événement justifiait quelquefois ce peu modesle paradoxe. Il sortait un jour du Vachette avec son ami Durand. Il s’agissait de prendre une voiture. Durand appelle un fiacre, Moréas fronce les sourcils : «Non, pas celui-là. — Pourquoi ? — Ce cheval ne me plaît pas. Il nous arrivera quelque chose. — Quelle idée ! Voyons, décide-toi. » Moréas résistait en mâchonnant son cigare. Enfin, il se résigna en disant : « Soit, mais nous aurons une histoire. » On monte, le cheval part ; au bout de cent mètres, la voiture oscille et dépose nos deux amis sur le trottoir. Moréas se relève sans lâcher son cigare et, debout, remettant tranquillement son monocle, il se contente de faire cette réflexion : « Je te l’avais bien dit. »

Il avait parfois de jolies reparties d’ironie pince-sans rire. Un de nos amis lui ayant offert son premier volume de poésies, Moréas le parcourut et dit en souriant : « C’est très bien… Et maintenant soyez sérieux… » Il amenait souvent au café des jeunes gens qui étaient allés le voir chez lui ou qui l’avaient loué dans quelque Revue. Il disait : « Je n’aime pas les jeunes gens. » Ce n’était pis vrai. Il ajoutait : « Ils sont trop jeunes, » ou bien : « Ils sont déjà trop vieux pour être si jeunes… »

Quelques-uns de ses admirateurs, en pleine maturité d’âge et de talent, devinrent ses fervents amis, le journaliste anglais Schérard, entr’autres, qui venait souvent au Vachette et qui a publié à Londres un agréable livre de souvenirs parisiens. Schérard était le type de l’Anglais flegmatique, sourire rare, figure inexpressive et imberba, bon garçon supportant là plaisanterie, mais prêt à boxer au moindre manque d’égards. Il arriva un soir au café, l’œil poché, avec des bleus aux joues, et, comme on lui demandait des explications, il avoua que quelqu’un aux Halles s’étant permis de mal parler de la « Reine, » il s’était battu et avait passé la nuit au violon. Un autre soir, au cours d’une discussion, il balaya d’un geste tout ce qui se trouvait sur la table, verres, flacons, tasses, bouteilles ; après quoi, il s’accouda tranquillement sur le marbre, en regardant les garçons ébahis. Ce bon Schérard était capable de rester une heure à côté de vous sans vous adresser la parole. S’il offrait à boire et qu’on