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Page:Revue des Deux Mondes - 1920 - tome 55.djvu/645

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fit mine de payer, il reprenait votre argent des mains du garçon et allait le jeter dehors, en disant : « Je n’aime pas ces facéties. » Son accent guttural donnait une expression amusante à sa conversation monosyllabique. Un soir, à huit heures, après un bon dîner, le grand Schérard arrive au café, s’assied avec nous et, appuyé sur ses coudes, silencieux comme d’habitude, il attend patiemment l’arrivée du Maître. La porte s’ouvre, Moréas paraît, et quel n’est pas notre étonnement de voir le bon Schérard, cédant à une crise d’admiration, s’avancer vers le poète et fléchir le genou devant lui, en disant : « Je salue le génie. » Moréas s’empressa de relever ce suppliant. Il aimait les hommages ; mais tout de même, il était ce soir-là un peu gêné !

Parmi ceux que j’appellerai simplement les visiteurs du Vachette ou, si l’on veut, les disciples à distance de Moréas, il y avait encore Hugues Rebell, que des romans voluptueux et fort bien écrits commençaient à mettre en lumière. La porte s’ouvrait, un grand garçon, qui ressemblait à un Renan poupin, demandait en rougissant et d’une voix craintive, comme si la police était à ses trousses : « Est-ce que Boylesve est là ? » On lui répondait malgré soi sur le même ton de frayeur et de mystère : « Non, Boylesve n’est pas là. » Après une rapide poignée de mains, Rebell s’esquivait à reculons. Un soir, cependant, il s’assit et la conversation s’engagea. Il avait publié la Nichina, les Nuits chaudes du cap français, la Femme qui a counu l’Empereur. « Quand on avait vu Hugues Rebell une fois, disait Mazel dans le Mercure, on ne pouvait plus l’oublier. C’était un gros garçon blond et rose, rasé comme un jeune lord… Son portrait crayonné par Jean Veber dans l’Ermitage de 1896 offrait un masque d’un caractère étrange. Vous auriez dit une Cambodgienne ou une Mandchoue entre deux âges. »

René Boylesve débutait alors comme romancier et venait assez régulièrement au Vachette. Il habitait, au coin du boulevard Saint-Germain, un appartement tranquille, qu’il fut obligé de quitter pour ne plus entendre sous ses fenêtres le cri monotone des éternels camelots : « La Patrie… La Presse… La Presse… La Patrie… » Ses premiers romans plurent à Alphonse Daudet, qui lui prédisait, sans jeu de mots, un bel avenir. Il travaillait passionnément et ne quittait guère sa chambre que pour venir causer une heure ou deux avec nous.

Georges Doncieux doit être aussi compté parmi les amis de