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voix insinuante : « Alors vraiment, dit-il, vous trouvez que Mistral est un aussi grand poêle que ça ? — Mais oui, dit Baragnon, et bien plus grand encore. — Voyons… un aussi grand poète que moi ? — Oui, » dit Baragnon, qui pourtant admirait Moréas. L’auteur des Stances, demi-souriant, répondit ce mot épique : « Vous ne le pensez pas… »

Au surplus, en faisant cette réponse, il était sincère. Personne n’a plus profondément méconnu le génie de Mistral et ne fut moins sensible aux beautés de la poésie provençale… Mistral, les Félibres, Orange, la décentralisation, les Farandoles, tout cela déconcertait son esprit classique. Cette vanité de Moréas réjouissait ses amis. Un soir, au Vachette, Maindron, qui était la franchise même, s’élant permis de discuter quelques-uns de ses vers, Moréas, souriant et indigné, finit par lui dire : « Vous n’avez pas l’air de vous douter, Monsieur Maindron, que je n’ai fait que des chefs-d’œuvre. » Maindron, toujours malicieux, s’inclina et, écartant les bras, rendant les armes : « Nous savons ça, mon cher Moréas… Nous savons ça… Mais c’est toujours intéressant de l’entendre de votre bouche. »

Moréas comprenait très bien que les louanges qu’il s’accordait prêtaient un peu à sourire. Il en acceptait la chance, incapable de résister au besoin de se louer. Il me dit un jour, en parlant d’un jeune romancier dont le premier livre faisait quelque bruit : « Oui, c’est gentil… Mais qu’est-ce qu’il dirait, s’il avait fait Iphigénie ? »

La moindre restriction sur son talent lui était insupportable. Il fallait entendre de quel ton foudroyant il déclarait : « C’est un imbécile, » quand il apprenait que quelqu’un ne goûtait pas ses vers. Il n’admettait pas la moindre critique. Il me demanda un jour : « Qu’est-ce que pense Faguet ? » (Il s’agissait d’Iphigénie). — Faguet ne m’a jamais dit que du bien de vous… — Oui, je sais, mais enfin ? » Il fut à peine rassuré, le jour où, rendant compte d’Iphigénie dans les Débats, Faguet citait élogiousement quelques passages de la pièce : « Oui, dit Moréas, en fronçant les sourcils… Oui, c’est très bien, » du même ton qu’il eût dit : « De sa part, c’est déjà beaucoup. » Il disait à notre ami Gillouin, le philosophe : « Vous savez qu’il n’y a rien de plus philosophique que mes vers, » et à notre ami Vulliaud, qui s’occupait d’ésotérisme : « Il y a aussi de l’ésolérisme dans mes Stances… »