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La vérité, c’est que personne n’eut moins que lui l’esprit philosophique, quoiqu’on l’eût envoyé tout exprès le chercher en Allemagne. Son père, vieux magistrat ennemi de la « légèreté française, » mort procureur général à la Cour de cassation d’Athènes, avait voulu qu’il étudiât à Heidelberg, parce qu’il s’imaginait, comme beaucoup de personnes à cette époque, qu’on ne pouvait former un esprit sérieux qu’en Allemagne. Après y être resté quelque temps, ne pouvant supporter l’étouffante atmosphère germanique, Moréas s’évada et vint à Marseille. Il fit sa première halte d’intelligence dans la vieille cité phocéenne, qui lui redonna un instant l’illusion de sa terre natale. Enfin il arriva à Paris et n’en sortit plus. Il avait gardé de son séjour en Allemagne un goût particulier pour certains écrivains, comme Hartmann et Schopenhauer, qu’il connaissait bien, non seulement le Schopenhauer essayiste, élève de Chamfort, mais le sombre théoricien de la volonté dans le monde.

Moréas passait pour avare, et personne n’était plus désintéressé. Cette insouciance à l’égard de l’argent ne l’empêchait pas de vous apprendre avec une fierté naïve qu’il était le poète à qui on payait les vers le plus cher. Je lui faisais observer que Delille et Coppée avaient gagné plus d’argent que lui. « Oui, disait il, mais ils ont travaillé plus que moi. » Ses deux poèmes l’Imagination et la Conversation rapportèrent à Delille 12 000 francs. Chateaubriand raconte que la femme de Delille, avare et insupportable, enfermait son mari à clef tous les matins et ne lui rendait la liberté que lorsqu’il avait écrit cent vers. « Vous n’en êtes pas encore là ? lui disais-je. — Qui sait ? répondait-il en riant… Si j’étais marié… » Il n’avait, d’ailleurs, pas besoin d’argent. Il ne travaillait guère et publiait peu : Tailhade l’appelait le poète au compte-goutte. C’est avec un sourire que lui-même louait la fécondité de certains écrivains.

Moréas s’est servi de la langue française comme d’une langue morte, artificiellement apprise, mêlant tour à tour les expressions du xvie siècle et du xixe, Malherbe et Lamartine, sans jamais admettre qu’un pareil mélange pût rien avoir de choquant. Il a toujours eu l’air d’écrire dans une langue qui