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le côté fantastique et aventureux de ces projets qui séduisit l’esprit de Nicolas II, facilement accessible aux idées chimériques. Ce qui me parait plus difficile à expliquer, c’est que l’Empereur ait pu subir l’emprise d’une espèce de fou dont les manières incohérentes et l’outrecuidance étaient faites, semblait-il, pour rebuter sa fine nature. On a voulu attribuer l’accueil favorable fait par l’Empereur aux entreprises de M. Bézobrazoff à l’appât des milliards que celui-ci faisait miroiter à ses yeux ; je puis certifier que l’intérêt pécuniaire ne fut pour rien dans cet accueil : Nicolas II était absolument indifférent à l’argent dont il ignora toujours la valeur. On sait qu’il avait hérité des goûts simples de son père, et les sommes énormes inscrites au budget pour l’entretien de la cour, jointes aux revenus provenant des propriétés du Cabinet Impérial et des apanages, étaient plus que suffisantes pour subvenir à ses besoins et à ceux de sa famille. Je puis citer à l’appui de cette assertion le témoignage du comte Witte qui, en sa qualité de ministre des Finances, avait été saisi par l’Empereur de l’affaire du Yalou et s’en était montré adversaire convaincu : malgré son animosité bien connue à l’égard de Nicolas II, il ne lui a jamais imputé dans cette affaire aucun mobile intéressé.

Quoi qu’il en soit, M. Bézobrazolf, secondé par les amiraux Abaza et Alexieff, acquit un tel ascendant sur l’empereur Nicolas, qu’il concentra bientôt entre ses mains non seulement l’organisation de l’entreprise politico-commerciale du Yalou, mais la direction tout entière de nos relations diplomatiques avec le Japon. Promu à la dignité de secrétaire d’État et devenu une espèce de ministre sans portefeuille, il s’arrogeait le droit de correspondre directement avec les représentants de l’Empereur en Extrême-Orient et de leur communiquer les ordres impériaux par dessus la tête du ministre des Affaires étrangères ; j’ai dit ailleurs que c’est à cause de la tournure que prirent, sous l’influence de M. Bézobrazoff, nos relations avec le Japon, que je demandai à quitter le poste de ministre à Tokyo [1].

  1. Voici deux autres faits qui donneront une idée de la crédulité de Nicolas II et de la facilité extraordinaire avec laquelle il accueillait les idées les plus chimériques. Pendant que j’étais ministre des Affaires Etrangères, le Conseil des ministres eut à s’occuper, — naturellement pour le repousser, — d’un projet présenté par un entrepreneur étranger et qui consistait à relier la Sibérie à l’Amérique du Nord par un pont jeté par-dessus le détroit de Behring ; le projet impliquait la concession à l’entrepreneur de vastes étendues de terrains le long d’une voie ferrée destinée à aboutir à ce pont. Une autre fois, c’était un Américain qui réussissait à persuader l’Empereur qu’il avait découvert le moyen de défendre les frontières d’un pays, fût-il aussi vaste que la Russie, à l’aide de courants électriques d’une force telle qu’aucun ennemi ne serait capable de le franchir et que cette découverte rendait inutile l’entretien de toute armée ; il demandait, naturellement, des avantages pécuniaires immédiats pour révéler son secret et on eut beaucoup de peine à soustraire l’Empereur à ses entreprises.