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Page:Revue des Deux Mondes - 1920 - tome 55.djvu/834

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REVUE DES DEUX MONDES.

brasser mon vieil ami. Nous nous empressâmes de quitter l’hôtel et de louer un appartement dans une grande maison du Neuthor, en face du parc et des collines grisâtres et abruptes qui alignent leur décor pittoresque sur la rive droite de la Saale.

La physionomie d’Iéna correspond d’une manière si frappante à l’histoire de l’Allemagne depuis trois siècles qu’elle en pourrait passer pour le symbole. On sent que la vieille ville, dont presque chaque maison porte une plaque commémorative rappelant le nom du professeur auquel elle a jadis servi d’habitation, n’a vécu que par l’université et pour elle. On y retrouve partout, avec le souvenir de Gœthe et de Schiller, les traces de l’Allemagne disparue, celle que Mme de Staël appelait le pays des poètes et des penseurs. Mais combien tout cela n’est plus que la survivance archaïque d’un temps révolu ! Combien l’Allemagne nouvelle affirme sa maîtrise sur la paisible Musenstadt de jadis ! Si l’on contemple la ville des hauteurs du champ de bataille de 1806, on n’aperçoit plus le vieux Iéna. Il disparaît, au milieu des quartiers neufs qui l’encerclent de toutes parts et poussent leurs maisons et leurs villas toutes neuves à l’assaut des hauteurs ou le long des vallées latérales qui aboutissent à la Saale. Au centre de la ville, le colossal bloc bétonné des usines Zeiss atteste brusquement le triomphe de l’industrie. Au sommet du Forstberg, la pesante tour de Bismarck domine tout le paysage de son architecture volontairement massive. Et cette fabrique et cette tour attirent invinciblement le regard, proclamant la victoire définitive, dans ce pays, des deux forces alliées du militarisme et de l’expansion économique. Sans doute, l’université paraît plus florissante qu’elle ne l’a jamais été. Il est facile de se convaincre pourtant que ce n’est plus en elle que bat le cœur de la cité. Elle ne dirige plus la pensée de l’Allemagne. Elle n’est plus que l’un des nombreux rouages de cette « organisation » créée par l’État tout-puissant et elle subit l’impulsion qu’il lui donne. On l’a pourvue, le long du Fürstengraben, d’un bâtiment luxueux en « style moderne ; » on l’a dotée d’instituts, de laboratoires, de cliniques excellemment outillés. Son travail reste considérable et chacune de ses Facultés renferme des savants de marque. Mais ces savants ne sont plus que des spécialistes, des ouvriers éminents dans leur tâche et qui font de la science comme on