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SOUVENIRS DE CAPTIVITÉ EN ALLEMAGNE.

neutraliser l’une par l’autre et de conserver malgré tout quelque équilibre. Ici, tout poussait à la fois, du même mouvement, dans le même sens. On eût dit d’un navire dont un coup de mer a fait glisser toute la cargaison à travers la cale et qui désormais penche sans plus pouvoir se redresser, en attendant qu’une tempête future le renverse sur l’abîme.

Un petit fait, que j’avais remarqué avec surprise, me parut tout à coup plein d’enseignements. J’avais été frappé depuis mon arrivée à Iéna de voir en vente, chez les libraires, un journal français : Le Matin. J’avoue que pendant un certain temps, j’avais interprété cela comme une justification de cette « objectivité » dont l’Allemagne est si fière. Je voyais maintenant ce qu’il en fallait penser. La confiance des Allemands en eux-mêmes et dans leur gouvernement est telle que rien ne peut l’ébranler. La contradiction ne les effraye pas, parce que d’avance, elle est frappée d’impuissance par l’idée préconçue. Il est entendu que l’agence Wolff a toujours raison ; Havas et Reuter, toujours tort. Mais il est de bon ton de montrer qu’on est au courant de leurs mensonges et qu’on ne les craint pas. J’eus l’occasion d’avoir un jour une preuve plus éclatante de cette foi naïve et robuste des Allemands en leur supériorité intellectuelle. Un professeur de l’Université me raconta qu’il étudiait avec ses élèves la bataille de la Marne. Et comme je lui faisais observer qu’un tel sujet n’était pas tout à fait propre à l’application d’une critique impartiale : « Oh ! me répondit-il, avec un sourire. ; On voit bien que vous ne connaissez pas nos étudiants. Ils sont si « objectifs » que rien ne peut les détourner de la vérité. »

Le moment approchait où il allait nous devenir impossible de poursuivre des conversations si instructives. Comme jadis à Gand, nous avions déçu à Iéna les prévisions de l’État-major. On avait espéré, sans nul doute, qu’à peine arrachés au séjour des camps, nous allions décrire à nos correspondants les délices de notre nouvelle résidence et la générosité dont nous avions été l’objet. On s’ingéniait visiblement à nous conquérir. Le bourgmestre et le curator de l’université, vieillard excellent et d’une bienveillance sincère, nous exhortaient à fréquenter les professeurs et nous assuraient que les plus éminents d’entre eux, MM. Häckel von Eucken, Delbrück, attendaient notre visite avec impatience. Nous conserverions sûrement, affirmaient-ils,