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le plus agréable souvenir de notre passage à Iéna. Ubi bene ibi patria semblait être devenu la devise de tous ceux avec qui nous étions en rapport. L’éditeur Perthes m’écrivait pour s’informer du degré d’avancement de mon Histoire de Belgique. Un autre éditeur nous proposait de collaborer à un livre qu’il allait publier sur la Flandre, et il ne s’imaginait certainement pas que cette proposition fût une insulte. Une fois de plus, nous pouvions constater cette incapacité absolue de l’Allemand de se départir de lui-même en jugeant les autres. Personne ne semblait soupçonner qu’il ne suffisait pas de nous témoigner quelques égards pour nous faire oublier notre patrie envahie, nos compatriotes réduits en esclavage, notre droit foulé aux pieds, notre nation calomniée, la trahison suscitée contre elle, son annexion visiblement préparée et là-bas sur l’Yser, notre armée attendant le moment de glorifier nos morts par le triomphe de la justice.

La censure finit par s’impatienter de ne point trouver dans nos lettres ces attestations de contentement et de gratitude qu’elle avait bien certainement compté pouvoir faire passer dans la presse.

Elle n’y rencontrait que l’expression de nos regrets d’avoir été forcés d’abandonner des compatriotes et des alliés dont nous partagions dans les camps la misère et les espoirs. A Iéna même, les visites que l’on attendait de nous, n’étaient pas faites. Nos conversations sur la Belgique n’étaient peut-être pas sans danger, car enfin, il était assez difficile de ne pas nous croire quand nous racontions, en témoins oculaires, des violences, des injustices et des horreurs que beaucoup de nos interlocuteurs avaient certainement ignorées jusqu’alors. Bref, nous étions tout au moins inutiles, si nous n’étions pas gênants. A Gand, « messieurs les militaires, » qui nous faisaient espionner avec soin, se dépitaient du nouvel échec de leur combinaison. Ils crurent ou ils feignirent de croire que la liberté qui nous était laissée nous permettait de correspondre avec la Belgique par des voies cachées. Exaspérés de l’admirable résistance aux intrigues laborieusement machinées pour s’emparer, au profit de leur politique d’annexion, du mouvement flamand, ils nous soupçonnèrent ou feignirent de nous soupçonner de n’y être pas étrangers. Un beau jour, un agent de police vint saisir la correspondance de Fredericq, puis ce fut