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SOUVENIRS DE CAPTIVITÉ EN ALLEMAGNE.

au tour de la mienne d’être confisquée. Le bourgmestre, le curateur de l’université nous recommandaient d’être prudents, et semblaient convaincus que nous entretenions avec le dehors une correspondance secrète. Nous nous sentions entourés d’une atmosphère de méfiance...

Tout à coup, le 24 janvier 1917, vers cinq heures du soir, nous étions mandés à l’Hôtel de Ville. L’attitude rogue des employés, qui jusqu’alors nous avaient salués jusqu’à terre, nous montra qu’un orage allait éclater. Il fondit sur nous presque aussitôt. Après quelques minutes d’attente, une porte s’ouvrit et nous fûmes introduits dans une salle où, derrière une grande table, siégeait un colonel flanqué du bourgmestre et du Bezirks Direktor d’Apolda. Le bourgmestre et le colonel avaient l’air de gens embarrassés et mal à l’aise. Mais le Bezirks Direktor, un certain König, dont la figure de bouledogue était couturée de ces peu appétissantes cicatrices que portent avec gloire les anciens Korpsstudenten, nous jetait des regards furibonds. Pour nous impressionner sans doute, il avait placé devant lui un énorme dossier que d’ailleurs il n’ouvrit pas. A peine le colonel nous avait-il fait signe de nous asseoir, il aboya contre nous une diatribe plus ridicule encore que grossière. Il nous accusa d’avoir méconnu « l’hospitalité de l’Allemagne, » d’avoir intrigué contre elle en Belgique, abusant de la manière la plus abominable de la confiance qu’elle avait mise en nous. Nous étions deux criminels passibles du bagne. Mais on voulait bien nous témoigner une pitié dont nous étions indignes. On se contenterait de nous rendre incapables de nuire en nous séparant l’un de l’autre. Fredericq devait être relégué à Burgel ; pour moi, je serais averti sans retard du lieu choisi pour mon exil.

Le surlendemain, en effet, j’accompagnais mon vieil ami à la gare de la Saale, à travers les rues encombrées de neige. Un brouillard glacé flottait dans l’air. Le long de la voie, des soldats à mine lugubre s’embarquaient pour la Galicie. Nous nous embrassâmes et je vis s’enfoncer dans la brume le train qui m’enlevait mon compagnon. La solitude allait être plus pénible à porter, après les quelques mois passés ensemble. Déjà je la ressentais cruellement en regagnant notre appartement bouleversé par le désordre du départ. J’y appris que je serais dirigé dans deux jours sur Creuzburg an der Werra.