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une dormeuse dans les ténèbres, fit escale à Malte, pénétra jusqu’à Mudros, remit le cap sur l’Egypte. Jamais il n’avait été plus heureux. Une insolation le frappa au Caire. Après une semaine d’hôpital, il rejoignit le bord du Grantully Castle. Mais la flèche d’or d’Apollon avait marqué sa victime. En quelques heures, transporté à bord d’une cabine du Duguay Trouin, le poète succomba à un empoisonnement du sang, et fut enseveli dans l’ile de Thésée, dans l’ile où le subtil Ulysse découvrit Achille déguisé parmi les jeunes filles, un soir de printemps, le 23 avril, le jour de Shakspeare et de Saint-George.

Ainsi mourut, en pleine jeunesse, ce frère des immortels. Que d’images dans sa brève odyssée, que de sensations l’« Universel Amant » emportait avec lui ! La vieille Angleterre souriante avec ses poètes, ses jeunes filles, ses maisons amicales et ses doux paysages, Florence, Venise, les Alpes, Nice, le Canada et la Californie, et ce vivant Paradis des îles du Pacifique, où la mer brise avec un murmure éternel sur des ceintures de corail, où dansent des vierges au corps de bronze, pareilles à des déesses, sous un ciel indulgent, sur un Eldorado d’une beauté enivrante ; et puis la guerre, des villes qui brûlent, les odeurs de l’Andalousie flottant sur la douceur de la Méditerranée, l’Egypte d’Antoine et de Cléopâtre, et l’Ionie d’Homère, et le fantôme d’Hélène et la vision de Constantinople… Un jour, dans un de ces sonnets qui dureront autant que la langue anglaise, le poète se demandait s’il n’y aurait, pas, après la mort, « on ne sait quel espace heureux où son âme pourrait déployer ce trésor embaumé de chansons et de fleurs, de ciels et de visages, les compter, les manier et les contempler en rêvant, comme une mère, qui a regardé ses enfants jouer autour d’elle pendant la longue richesse du jour, s’assied au crépuscule et songe, les mains croisées, tandis que les enfants dorment et que la nuit tombe. » La Patrie est cette mère qui veille désormais autour de son sommeil. C’est elle qui feuillette et garde son « trésor, » à côté des reliques de ses autres poètes, et c’est à ses vers admirables que, en les comparant à ceux de ses aînés du temps d’Elisabeth, elle demandera toujours quel fut le son le plus pur de la poésie « géorgienne ».


Louis GILLET.