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féminine : le dévouement, la piété, la vertu et le plaisir, le divin plaisir ! » Aie bien de l’orgueil, car je pense tout cela de toi, et, sans toi, je ne l’aurais pas inventé. Tu m’es plus chère que ma vie, car tu es ma vie heureuse. Tu es si bien tout pour moi que je ne vivrais jamais sans toi.

[L’autre jour], Mme de Girardin me parlait mariage, et voici ce que je lui ai dit : « Madame, ce serait si bien pour moi, que j’espère sans croire. Il y a quatorze ans que j’aime cette personne uniquement, noblement, purement. Je suis avant tout son ami, au point de faire quinze cents lieues pour satisfaire un de ses caprices, et je voudrais qu’elle en eût beaucoup. Si je ne l’épouse pas, je sais qu’elle ne se mariera pas, et être son ami suffit à l’orgueil de ma vie. Ah ! si elle me disait (car je ne l’apprendrais que d’elle) : « Je me manie à tel prince, » en dix jours je serais mort. Ce n’est pas de la fatuité : c’est qu’elle est ma vie depuis quatorze ans. Voilà tout : il y a longtemps que fortune, nom, etc. tout ce qui séduit vulgairement les hommes n’est [pour] rien là-dedans ! J’aime chevaleresquement et noblement ; et je crois à du retour. La piété profonde de cette dame est mon garant. Si elle mentait à mon amitié, Dieu n’existerait pas pour moi. Voilà la vérité des romans que le monde fait, car je sais qu’on cause de cela sans en rien savoir. » Elle est restée abasourdie [et] elle m’a regardé drôlement : « Je parais très gai, spirituel, étourdi, si vous voulez ; mais tout cela est un paravent qui cache une âme inconnue à tout le monde, excepté à elle. J’écris pour elle, je veux la gloire pour elle. Elle est tout : le public, l’avenir ! »

— Vous m’expliquez, m’a-t-elle dit, la Comédie Humaine. Un pareil monument ne se fait que comme cela.

Non, son étonnement a été égal à son orgueil. Elle a vu qu’on ne pouvait rien sur moi, qu’il y avait [là] l’armure d’acier de l’amour saint, pur, vrai, éternel, sans partage ! Ah ! si tu m’avais entendu ! Enfin, tu dois savoir comme je t’aime !


A Madame Hanska, à Dresde.

[Passy, ler-2 décembre.]

[Mardi], 1er décembre.

Au moment où j’étais en voiture pour aller à la malle-poste, j’ai passé à la poste de Passy pour prendre mes lettres, et j’[y] ai trouvé trois lettres : celle des enfants, la tienne