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des regards et des paroles qui le remplissent de dégoût.

Nous avons dit ailleurs que le drame de la vie de Pouchkine ne fut point essentiellement un drame d’amour. En effet, ses souffrances ne furent pas dictées par une jalousie aveugle, puisqu’il conservait encore, nous l’avons vu, assez de confiance dans sa femme pour ne point mettre sa loyauté en doute. Non, s’il s’acharnait contre son rival, c’était par orgueil, c’était par haine de ce mauvais génie qui venait troubler sa quiétude et qui lui ravissait jusqu’à l’honneur « de son nom qui, disait-il à Joukowsky, devait appartenir à toute la Russie. » D’Anthès était pour lui moins un rival qu’un intrus : c’était le symbole d’une certaine mentalité superficielle et fate, dont Pouchkine avait tant souffert depuis sa rentrée à Pétersbourg.

Et dans cette haine de plus en plus aiguë, Pouchkine joignait le nom de Heeckeren père à celui du fils ; l’étrange soupçon que l’auteur des lettres anonymes n’était autre que le vieux baron servait d’aiguillon à une animosité croissante. Dès lors, Pouchkine accusa Heeckeren des fautes les plus noires ; il se le figura stimulant la passion de George d’Anthès, lui soufflant le rôle d’amoureux, exerçant son influence sur Nathalie Pouchkine elle-même. Il lui semblait que ce diplomate hypocrite et rusé tenait entre ses doigts tous les fils de l’intrigue.

Qu’y avait-il de vrai dans les suppositions de Pouchkine ? On ne saurait le dire avec certitude. L’attitude du vieux Heeckeren reste indéchiffrable et la lumière ne s’est pas encore faite. Ceux qui le connurent de plus près à la Cour de Pétersbourg virent en lui, comme Pouchkine, un personnage ombrageux, au caractère sec et hypocrite, que seule l’affection pour son fils adoptif semblait adoucir. Cependant, sa participation aux lettres anonymes est plus que douteuse. Rien, en effet, ne saurait expliquer une manœuvre aussi maladroite ; rien n’est moins compatible avec le caractère d’un diplomate que l’atmosphère des cours et une vieille expérience du monde avaient rendu réservé et prudent. Nous l’avons dit, il est jusqu’à présent impossible d’identifier l’auteur de ces lettres ; mais il nous semble que le fait même d’un mystère aussi impénétrable indique un acte plutôt collectif que personnel et nous fait supposer (simple hypothèse) une de ces plaisanteries absurdes et cruelles auxquelles la société aime parfois à se livrer.

La place nous manque pour nous arrêter plus longuement