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manque quelque chose à ce fameux orateur, et c’est d’être un apôtre. Virtuose de la parole, il guette l’applaudissement et s’enivre de son succès. Il joue un rôle en contradiction avec sa nature. Or, nous sommes au moment où ce rôle lui est devenu intolérable : la nature reprend ses droits, l’instinct est le plus fort. Pour faire tomber ce masque mal attaché, il suffira du moindre heurt. Le choc se produit au cours d’une conversation entre Jean et son beau-frère, Georges Boussard, grand industriel, chef d’usine, patron convaincu non seulement de ses droits, mais de l’utilité de sa fonction sociale. Homme d’action et de commandement, Georges Boussard ne doute pas que le seul moyen d’aider les pauvres ne soit de créer des usines, d’employer des nuées de travailleurs, de produire. « Il n’y a qu’une seule espèce d’êtres secourables : ceux qui ouvrent des voies nouvelles à l’activité humaine… Inventez, soyez une force créatrice, et la prospérité des autres découlera de la vôtre. » « Mais, objecte Jean, c’est l’égoïsme érigé en devoir. — Pourquoi pas, s’il est bienfaisant ? » Jean boit avec avidité ces paroles, pour la raison toute simple qu’elles traduisent sa pensée profonde. Elles ne font que donner une expression au changement foncier qui est déjà en lui un fait accompli.

Le troisième acte est presque tout entier rempli par le discours où Jean expose aux ouvriers la théorie aristocratique et patronale, devenue maintenant la sienne comme elle était hier celle de son beau-frère. Discours éloquent, un peu long, peut-être, où l’on voit bien que l’éloquence est une chose et le bon sens en est une autre. Cet orateur aurait fait le pari de dire tout ce qu’il ne fallait pas dire, d’irriter et d’affoler son auditoire par le plus inattendu des défis, il n’aurait pas trouvé mieux. Le résultat de ces paroles imprudentes et de cette provocation gratuite était immanquable : il ne se fait pas attendre. Les ouvriers voient rouge. Et comme il faut toujours que les innocents paient pour les autres, c’est l’infortuné Boussard qu’ils assassinent en réponse à l’incartade oratoire de Jean. Crime pour crime. Jean s’estime délié de son serment ; rendu à sa nature, il répudie son rôle d’emprunt, pour redevenir ce qu’il est, du fait de sa naissance, un chef, un maître, un seigneur.

Ici le nouveau quatrième acte. Trente ans après, sous la direction de Jean, les usines Boussard ont pris une énorme extension. C’est un peu invraisemblable. Les beaux parleurs sont, de coutume, médiocres en affaires. Jean est devenu un gros personnage, un des rois de la métallurgie, et il est membre de l’Académie française. Il reçoit la