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jusqu’au soir, avec des prières sur les lèvres et des pochés plein le cœur… » Et les uns après les autres, il prenait à partie, comme il le faisait chaque fois, celui-ci et celui-là. Au bout de son bras vigoureux chargé des philactères, il paraissait brandir une loque, un caftan, un coreligionnaire fantôme, qu’il secouait dans le vide, pour le jeter ensuite sur un fumier imaginaire, où il le piétinait comme il piétinait son taliss, racontant sur sa victime quelque trait scandaleux, qu’il allait puiser Dieu sait où. Comment savait-il, par exemple, que Reb Alter songeait à fuir ? Que Mérélé l’Imbécile avait cassé lui-même la patte à son cheval ? Que le Petit Usurier avait enterré son argent dans le fond de sa cour, entre le mur et le poirier ? et sur tous les autres fidèles cent détails de la même sorte, que chacun croyait bien enfouis dans le plus secret de son cœur ?… Mais ces histoires, qui d’ordinaire excitaient la malignité d’un public très peu indulgent, ne faisaient rire personne aujourd’hui. Tant de fois il avait eu raison ! Tant de fois ses propos, qui semblaient extravagants, s’étaient découverts véridiques, que personne ne mettait en doute qu’une fois de plus il ne vit juste, et que les malheurs qu’il annonçait allaient immanquablement arriver. Et Reb Jossel lui-même, qui d’habitude, au premier rang des fidèles, prenait tant de plaisir à l’écouter accabler de ses injures les membres de la Communauté, en songeant à part lui : « Heureux, trois fois heureux ce fou, qui peut dire à ces hypocrites des choses qui m’étouffent depuis bientôt dix ans que je vis au milieu d’eux ! » Reb Jossel lui-même, à cette heure, en arrivait à regretter de n’avoir jamais entendu sortir de la bouche d’Eliakoum que des paroles de vérité.

Tout cela n’était guère de nature à réveiller l’appétit pour le second festin rituel, — un festin de viande, celui-là, qu’on sert trois heures après le festin de laitage, avant la prière de min’ha. L’un après l’autre, presque tous les fidèles avaient quitté la cour et regagné la synagogue ; et tous les regards étaient tournés vers la porte, par où le Rabbin Miraculeux devait faire son entrée, lorsqu’apparut sur le seuil un personnage congestionné comme s’il sortait du bain rituel, le visage ruisselant de sueur, et qui tirait de son gosier des sons rauques, inintelligibles. »

C’était Rabbi Zélek, le muet, menuisier de son état, bavard