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les emphases de notre Révolution, les nerveuses brièvetés de la poésie américaine, les larges, viriles solennités orientales.

Mais ce ne sont là que ses amusements et langages. Son fonds, c’est une énergie dont on oserait dire qu’elle tient du mouvement même du monde, une volonté de vie qui le dévoue au service de la vie, et cela dans son ordre, dans son Angleterre, qu’il sert d’abord, comme la feuille sert l’arbre, dont elle a reçu sa forme, sa loi, et dont elle porte en soi l’essence et l’idée. Mieux que personne en notre temps, il a représenté la culture, la foi, l’idéal anciens de cette Angleterre. Mieux que personne, il s’est ému et a prévu pour elle. Mieux que personne, quand vint l’épreuve, il en a directement senti les angoisses, les douleurs, et pleinement incarné le vouloir. Quand se fera le recul qui montrera le poète sur le fond tragique de l’époque, on verra qu’il a porté l’âme de son peuple.

Mais en obéissant à sa mission, il sert des fins plus hautes et générales encore. Si l’on veut bien connaître son intention profonde, il faut lire quelques strophes qu’il a jetées à la fin d’un de ses premiers livres, et qui en prolongent bien loin la signification et la portée :


La pierre que j’ai taillée s’éclaire à la pourpre dont flamboie le vitrail. — Près de mon œuvre, avant la nuit, — à toi qui juges l’artisan ! je viens prier. — Si quelque chose est bien dans ce que j’ai façonné — ta main, Maître, l’a décidé, la Tienne… — La profondeur, le rêve de mon désir, — les amers sentiers où j’errai, — tu les sais, toi qui fis le feu, tu les connais, toi qui fis la terre. — Dans le Temple redouté, encore une fois une pierre a pris sa place[1]


Cette pierre exactement taillée pour le Temple, c’est toute l’œuvre de Kipling, — et par cette prière, il la consacre.


ANDRÉ CHEVRILLON.

  1. My New-Cut Ashlar, dans Life’s Handicap.