Page:Revue des Deux Mondes - 1920 - tome 57.djvu/50

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Si ces pauvres bêtes sont si maigres, c’est que les Juifs de Schwarzé Témé ne mangent qu’une fois par semaine, le jour du samedi. Le reste du temps, de quoi vit-on ?… Eh ! n’aurait-il servi de rien de ne pas manger à sa faim depuis le commencement du monde, si une aussi longue habitude n’avait pas eu pour résultat de vous déshabituer de la grossière passion de manger, et de vous tenir pour bien nourri quand vous avez à vous mettre sous la dent un verset de la Thora, un chapitre du Talmud ou quelque folie du Zohar ! Et pour peu que la venue du Messie se fasse un peu attendre et que ce misérable monde continue encore quelques siècles, il n’est pas douteux qu’Israël finira par se passer complètement de toute nourriture corporelle ! Béni en soit l’Eternel, car le jeûne allège l’esprit, rend l’âme plus déliée, moins soumise à la matière, infiniment plus subtile. L’abstinence prépare à l’extase. Et quand le samedi, au banquet de la synagogue, ces Juifs de Schwarzé Témé mangent enfin quelque chose et boivent quelques verres de vin, alors qu’arrive-t-il ? Vous voyez soudain leurs visages passer du blanc à l’écarlate ; les yeux chavirent dans les orbites (ce qui, d’après le Zohar, est le premier signe certain du ravissement extatique) ; le corps, abandonné par l’âme et ne se possédant plus, roule bientôt sous la table, cependant que l’âme, libérée de la matière pesante, s’envole emportée par les Anges, et ne s’arrête qu’au fond des sept palais divins, sur le parvis où resplendit la Schekina, la Gloire de Dieu…

A part trois ou quatre personnages, tout le monde dans la Communauté vit également misérable. Et d’ailleurs cette pauvreté n’est un fardeau pour personne. On y porte de misérables habits, mais qui songe à regarder vos habits ? Tous les Juifs n’ont-ils pas le même caftan déchiré, la même culotte graisseuse, le même chapeau couleur de mousse, le même vêtement sordide, depuis l’origine des temps ? Et les bottes éculées laissent voir si naturellement le bout des doigts de pieds, que c’est une plaisanterie passée en proverbe de dire : Pour quelle raison un vieux chapeau, un caftan déchiré seraient-ils donc moins admissibles que des souliers troués ? Est-ce que par hasard les pieds ne feraient pas, eux aussi, partie du corps ?

Sans doute avec quelques efforts et en travaillant un peu plus de dix ou douze heures par semaine, les Juifs de Schwarzé Témé auraient pu manger davantage et posséder des habits