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C’est à quoi se sont essayés nombre de peintres, M. Jonas et M. Lucien Simon, par exemple. Celui-ci a simplement figuré le Christ qui passe, portant sa croix, escorté de l’ange de la Passion, dans les nuées au-dessus de la tranchée où les poilus combattent et meurent. Entre le groupe divin et le groupe humain, également dirigés vers la mort, un ange passe en rafale, et ce personnage surnaturel, qui venant d’un groupe est tourné vers l’autre, cet « ange de liaison » pourrait-on dire, dirige vers les combattants le pavillon d’une trompette, sans qu’on puisse discerner si c’est l’assaut que sonne cet accessoire biblique ou bien la résurrection des morts. En somme, c’est une vision, comme le Rêve de Detaille, mais plus ramassée, plus tragique et traitée par un tout autre peintre. Combien différente d’inspiration et de sentiment, d’ailleurs, et révélatrice de ce qui a passé dans les âmes ! Ce ne sont plus les ancêtres joyeux et fastueux, les drapeaux claquant en voilures, l’aigle rapace des armées impériales, qui ne voit dans les clochers que les étapes de son vol vers les capitales, l’essor indéfini d’un peuple à la conquête du globe… Rien de tout cela ne domine l’esprit du poilu, — mais, dans son moment le plus exalté, c’est la marche au sacrifice, grave, douloureuse, obstinée. On n’eût jamais imaginé dans un tableau de bataille, tel qu’on en exposait dans les Salons du premier Empire, quelque chose de semblable à ceci : le Christ portant sa croix au-dessus des grognards, bonnets d’ourson ou « gilets de fer,  » de la campagne d’Iéna ou d’Austerlitz ! Sans le vouloir, M. Lucien Simon, dans cette décoration pour l’Eglise de Notre-Dame du Travail, a fourni un trait signalétique de l’âme contemporaine.

D’autant qu’il n’est pas le seul. Depuis M. Desvallières, le Christ aux combattants hante les imaginations des artistes. Dans le Sauveur de M. Jonas, le poilu meurt debout sur un tas de cadavres, protégeant ses frères et étendant les bras dans le geste : « On ne passe pas ! » Il suggère ainsi la figure du Crucifié. Mais l’artiste n’a pas cru que ce fût suffisant : il a dressé l’apparence d’une croix derrière lui et allumé autour de son front une timide auréole. C’est une adaptation hésitante et confuse d’un symbole ancien et unanimement accepté à une action toute différente. L’émotion est amoindrie de tout l’effort que l’esprit doit faire pour choisir entre les deux et comprendre. Là est l’écueil de tout art symbolique, et c’est pourquoi il ne saurait