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un principe de beauté, d’où la tendance perpétuelle de son esthétique à l’éthique, au fond l’identité des deux points de vue. Pour l’auteur des Pierres de Venise, la morale d’un être, c’est la loi voulue par son type, c’est l’ensemble des purifiantes disciplines qui, dans l’individu, dans la société, assurent, accroissent la force en achevant la forme organique. Ainsi comprise, la morale ne se réduit pas à des défenses et interdictions. Elle ne semble pas de l’ordre négatif, elle ne se confond pas à l’idée d’une règle pour la conservation de l’ordre établi, à l’idée du rangé, du prudent : on n’est point tenté de la dédaigner à demi, comme d’origine et d’essence « bourgeoises. » C’est un dynamisme, une véhémence d’origine et d’essence divines, qui participe de l’élan général du monde, et comme elle posséda jadis les prophètes d’Israël, elle peut encore passer dans une âme de poète. Une véhémence religieuse, car cette vivante idée morale est, en pays anglo-saxon, le principal de la religion, à ce point que là où le dogme tend à s’éliminer, elle suffit à des Eglises qui, par leur discipline d’entraînement en commun, veulent en maintenir la ferveur et l’autorité[1].

Voilà le frémissement lyrique dont l’intensité nous étonne dans la prédication de Carlyle et de Ruskin comme dans les poèmes les plus moralisants de Wordsworth et de Tennyson — ceux-là, justement, que le public anglais a toujours préférés. Car à ces accents ce public répond ; plus que tout autre il est sensible à un ordre de beauté qui ne s’adresse qu’à l’âme : on le reconnaît quand on lui reproche de ne voir dans les arts que des véhicules d’idées morales. Plus que tout autre, il est capable d’enthousiasme grave pour le sublime, et les chefs de cette nation le savent bien, et par quels mots nus et sévères, parfois par quels silences ou quels appels au silence, on peut le toucher jusqu’au fond. C’est un fait significatif que, parmi tant d’œuvres saisissantes que Kipling, en 1897, avait déjà données, aucune ne remua l’Angleterre d’un tressaillement aussi subit, général et profond que les strophes toutes repliées dans la prière et la méditation qu’il publia, au lendemain du Jubilé, sous le nom de Recessional : le nom qui, dans

  1. C’est la tendance de la Broad Church, des Unitariens, aujourd’hui de l’Armée du Salut. Elle est très générale en Amérique. L’Église presbytérienne de Seattle en est l’exemple le plus achevé. Sur le principe, voir Literature and Dogma, de Matthew-Arnold.