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passons à une chambre garnie, qui s’ouvre quelques mètres plus haut. On songe à ces maisons vues en coupe où le regard s’élève du sous-sol au grenier.

La mort de Réjane met en deuil la scène française. C’est une grande artiste qui disparaît. Elle était de celles qui, à un certain moment, semble s’être incarné l’esprit même d’un théâtre. Parisienne dans l’âme, ayant l’allure, le geste et l’accent d’ici, elle n’était chez elle que dans le répertoire moderne, mais elle le possédait tout entier. Extraordinairement intelligente, elle avait le talent le plus souple, le jeu le plus varié, avec une fantaisie sans cesse renouvelée. Nous l’avions d’abord applaudie dans les rôles de Meilhac pour sa gaieté, sa verve et sa gaminerie. Puis un beau soir elle nous apparut dans Germinie Lacerteux et ce fut une révélation. Si médiocre que fût le rôle, elle avait su y mettre une profondeur d’émotion, une douleur, un désenchantement, une lassitude, dont il était impossible de ne pas être bouleversé. C’est une des plus belles créations et des plus personnelles dont je me souvienne au théâtre. Cette Parisienne au nez retroussé avait la lèvre amère. Depuis lors nous la vîmes, d’un rôle à l’autre et souvent dans le même rôle, faire alterner l’espièglerie la plus malicieuse avec la sensibilité la plus vraiment humaine. Un jour elle était Mme Sans-Gêne, et un autre jour la mère des douleurs dans la Course du flambeau. Elle était prodigieusement vivante. Partout où elle passait, elle apportait avec elle le mouvement, la chaleur, la lumière. Combien de pièces n’ont dû qu’à elle seule une vie qu’elle leur prêtait ! Combien de rôles et des plus fameux dans le théâtre de ces trente dernières années, lui ont dû de prendre, grâce à elle, toute leur signification et tout leur relief ! De telles artistes, en réalisant un type de femme dont rêve une époque, sont pour l’écrivain plus que des interprètes : leur souvenir reste inséparable d’un moment qui leur appartient dans l’histoire de notre théâtre.

René Doumic.