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captives traînaient autrefois leurs babouches et leurs pantalons brodés, et voilà que, soudain, au milieu de ces enchantements, s’abattait le hibou annonciateur de catastrophes. Haut fonctionnaire du Gouvernement général, il présidait, si l’on ose dire, aux destinées de l’agriculture algérienne. À peine avait-il desserré les lèvres, que l’atmosphère s’enténébrait. La pluie faisait rage, la grêle saccageait les moissons. Les sauterelles dévoraient les épis, la sécheresse consumait la paille, brûlait les herbes. Le mildiou déchiquetait les vignes. C’était une désolation, une dévastation de tout le pays, — dont il convenait d’ailleurs de désespérer et qui, à mettre les choses au mieux, ne suffirait jamais à sa nourriture. Ayant déchaîné tous ces fléaux et prononcé d’une bouche amère ces lugubres prophéties, le cruel se taisait, l’œil torve et méprisant, et puis, tout d’un coup, il se levait, en laissant retomber ses bras le long de sa redingote, comme un homme ruiné, anéanti, et, dans un souffle de bise glaciale, il s’en allait…

Au sortir de ces palabres réfrigérantes, pour me réchauffer et me consoler un peu, je me rabattais avec acharnement sur la vieille couleur locale indigène. Je courais les ruelles de la haute ville. Je m’arrêtais devant les loqueteux accroupis contre les murailles blanches des mosquées ou sur les nattes des cafés maures. Je regardais les femmes aux joues fardées et aux oripeaux barbares, qui se tiennent jour et nuit sur le seuil des portes basses. Mais j’avais beau m’exciter à l’enthousiasme littéraire, je ne pouvais m’empêcher de penser : « Comme tout cela pue la misère ! Comme tout ce vieux monde sent la décrépitude, la décomposition et la mort !… »

Au milieu de ces tristesses, de ces médiocrités somnolentes, un seul être commençait à attirer mes regards : le cardinal Lavigerie. En cela, je suis bien sûr de ne pas me suggestionner et m’illusionner à distance. Je vois encore la mine ahurie d’universitaires algériens à qui je déclarais un jour, devant la nappe gâcheuse d’une table d’hôte : « Il n’y a qu’un homme, ici : c’est le cardinal ! C’est un revenant épique, c’est Turpin, l’archevêque de la Chanson de Roland !… » Je ne connaissais encore que ses moines en chéchias et en robes de laine blanche, ses couvents, ses églises neuves. Son génie de constructeur, la grandeur impériale de son effort, son rêve de restaurer par l’Église l’unité africaine, tout cela m’échappait à