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demi. Je n’entrevoyais que confusément les racines profondes que son œuvre a dans le passé.

Mais je l’admirais de loin comme un grand foyer d’action et d’intelligence. L’apôtre conquérant, l’inspiré qu’il était, cette flamme fervente, cette splendeur de charité fascinait mon regard. Je me souviens toujours avec quelle émotion je suivis, en l’automne de 1893, le cortège de ses funérailles, — funérailles d’une froideur tout officielle, où la France semblait mesurer chichement les honneurs et la reconnaissance à un de ses plus dévoués serviteurs, où j’entendais, jusque derrière le glorieux cercueil, le clabaudage de l’envie, de la sottise, du sectarisme imbécile et malfaisant. Il fallut, pour chasser ces impressions désolantes, le discours que prononça Jules Cambon, alors gouverneur général de l’Algérie, sur le quai de l’Amirauté, devant le catafalque flottant qui allait emporter à Carthage les restes du Primat d’Afrique : « Cher et grand cardinal !… » Ces paroles d’adieu, avec l’accent de l’orateur, sont restées dans ma mémoire comme une sorte de protestation contre l’inintelligence des contemporains et comme un premier hommage de la postérité.


Pour moi, le cardinal Lavigerie était un vivant, un grand vivant. En ces temps ingrats, où je cherchais l’Algérie vivante, il contribua à me tourner vers elle.

Ce que j’y aperçus d’abord, ce fut le labeur silencieux de la terre, les hommes qui la défrichaient, qui asséchaient les plaines marécageuses, qui semaient le blé, qui plantaient la vigne, qui bâtissaient des fermes, des villas, des villes entières, — et qui s’acharnaient à ce labeur souvent ingrat, en dépit des hiboux qui en prédisaient l’inutilité, malgré l’insouciance ou la malveillance de la métropole, malgré les années de sécheresse et de mévente, où l’on était obligé de lâcher dans le ruisseau des flots de ce vin invendu qui avait tant coûté. Tout un peuple vivant de peu, aux mœurs rudes, aux costumes et aux langages colorés, s’obstinait à ce travail de fouisseurs et de fertiliseurs, comme s’ils faisaient cela uniquement pour la gloire. Véritable mêlée cosmopolite de mercenaires, de colons, de trafiquants de toute sorte, ce sont eux que j’aperçus d’abord, quand je