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l’Autriche-Hongrie était peu à peu devenue, non le dragon à plusieurs têtes dont parle La Fontaine, mais une sorte de monstre bicéphale mal soutenu par des membres difformes et cependant toujours dévoré d’appétit. Après avoir absorbé, devant l’Europe muette, la Bosnie et l’Herzégovine, il avait voulu mettre à profit les guerres balkaniques pour attaquer la Serbie et ne s’était pas consolé d’avoir manqué une aussi belle proie. Aussi, lorsqu’au mois de juin 1914, l’attentat de Serajevo lui fournit un prétexte pour se jeter sur son faible et malheureux voisin, il n’eut garde de laisser échapper une telle aubaine et, avec les encouragements de son grand complice, il ne fit qu’un bond sur sa victime. Ce sont là des faits que nous ne pouvons pas entièrement chasser de notre mémoire, quand sonne l’heure des règlements de comptes. Sans doute, nous n’avons, en France, ni contre les Autrichiens, ni contre les Magyars, de préventions très enracinées et quelques-uns d’entre nous sont même portés parfois à les aimer contre les Allemands. Comment cependant ne pas reconnaître que l’Autriche-Hongrie a été l’ouvrière de sa propre infortune ? Je ne sais si en 1917, au moment où, dans l’intention la plus loyale, le prince Sixte de Bourbon-Parme apportait à Paris une lettre du jeune Empereur, la monarchie dualiste aurait pu s’affranchir de la tutelle que l’Allemagne faisait peser sur elle depuis le début de la guerre et si elle eût été en mesure de conjurer ainsi la ruine qui la menaçait. Mais du jour où l’opposition de l’Italie a déterminé MM. Lloyd George et Ribot à ne pas s’engager plus avant dans la conversation, les événements se sont précipités. Ce n’est pas seulement la polémique de M. Clemenceau et du comte Czernin qui les a provoqués ; ce sont les défaites de nos ennemis ; c’est aussi le travail intérieur des nationalités qui réclamaient leur autonomie et qui, avant même de l’avoir obtenue, avaient été représentées, sur notre front et sur le front italien, par des milliers de volontaires. À partir de ce moment, l’Autriche-Hongrie ne pouvait plus échapper à la fatalité. La vieille parole de Montesquieu se vérifiait. En touchant à quelques-unes des parties de ce bizarre échafaudage, on allait faire tomber les unes sur les autres toutes les pièces de la monarchie.

À la Chambre des députés, MM. Margaine, rapporteur, Henri Lorin et André Tardieu avaient déjà mis quelques-unes de ces vérités en évidence. M. Imbart de la Tour les a exposées devant le Sénat, au nom de la Commission des affaires étrangères avec beaucoup de force et de talent. Il n’a pas dissimulé qu’il y eût, dans le nouvel état de choses, une périlleuse instabilité et il y