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Page:Revue des Deux Mondes - 1920 - tome 58.djvu/54

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De bonne heure, un cal s’est formé, qui l’insensibilise à sa misère. Son labeur est celui du vieil animal de trait qui tire aussitôt qu’il est dans le harnais. Il parlait avec lenteur, d’un ton d’innocence et de sérénité, sans jamais un mot grossier ni même seulement vulgaire, avec une politesse souriante et fine, cette tenue de l’homme parfaitement bien élevé que l’on trouve encore en Bretagne chez des paysans qui ne savent pas lire, et dont la vertu naturelle, tranquille et qui s’ignore, oblige au respect. Quelquefois il se mettait à raconter tout doucement beaucoup de choses. Il parlait de son enfance, où il gagnait deux sous par jour à garder les vaches dans les chemins verts ; du métier de domestique de ferme, trop mal payé (sept francs par semaine), et qu’il avait quitté pour se faire senneur sur la rivière, puis passeur ; des migrations des oiseaux, des cygnes et des oies sauvages qui parurent, venus on ne sait d’où, sur la côte, un certain hiver très froid ; du vent qui souffle de l’Ouest, des Penmarchs, tant que dure le Pardon de Notre-Dame de la Joie (la vieille chapelle solitaire, face aux lignes de brisants, à l’extrême pointe de la péninsule) ; d’une maison hantée, sur la rivière, où les vieux se rappelaient, — souvenir presque légendaire, — que des hérétiques, oui, des protestants, avaient vécu, un demi-siècle auparavant.


Sur l’eau splendide et lourde, qui entre vite dans la campagne (un courant de quatre nœuds), la masse notre du grand bac s’en va, portant notre petit groupe, les paysans a la tête des chevaux, les magnifiques Bigoudens trônant haut et bretonnant dru dans les charrettes. Il s’en va très lentement, au rythme espacé des avirons qui coupent le lustre épais de l’eau, et sortent ruisselants de liquide soleil. Le barreur, avec sa longue rame qui gouverne, nous mène d’abord obliquement en aval pour regagner, pouce à pouce, ce que le flot, violent au milieu de la rivière, nous fait perdre.

Et déjà, le contre-courant nous porte, « nous donne la main, » comme dit Corentin, et nous approchons de l’autre rive. Voici la courbe profonde, l’ombre verte du petit port, les goémons d’or et les rochers, sous les longues tentures de feuillages. Voici les lourds bateaux goudronneux qui flottent déjà tous, et les caisses noires des viviers, où s’affairent dans leurs plates les maritornes bigoudens, et la cale que l’on voit se prolonger