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— C’est pas avec ceux-là qu’on aura du pain comme il faut.

Daou ! (deux).

— Y aura pas la douzaine.

Nétra.

— Ah ! oui, mauvaise pêche !

Ya.

Tri grank ! (trois crabes).

Les beaux homards, d’un bleu si intense et profond, dont les queues claquent brusquement, s’en vont dans le vivier. Sept en tout. Le mareyeur paie quatorze francs la douzaine ; deux petits comptent pour un ; au-dessous de vingt centimètres, ils ne sont pas « comptables. »

Les trente paniers s’entassent à l’arrière. Le petit patron, Pierre-Yves, a tiré du coffre d’avant un congre mort, une visqueuse bête qui sent très fort, et, de son couteau rouillé, il taille dans la belle chair nacrée. On mêle ça aux morceaux de tourteaux, on reboette, et de cent mètres en cent mètres, on remouille un casier, qui coule vite, lesté de son gros caillou. Dans l’intervalle, quelquefois, on recommence à parler. On regarde les énormes crabes brun rose qui ne bougent pas, les pinces repliées.

Naou krank ! (neuf crabes).

— Y en a qui disent krabed. Ceux-là, chez nous, on appelle plutôt dormeurs. Comment qu’ils disent à l’Ile Tudy ?

Louerien.

Krank saoz, dans le Nord, côté Paimpol. Dans le temps, j’ai été par-là, avec des gas de Loguivy.

— Y a un nom dans chaque pays. En France, tourteaux qu’ils disent.

— Y en a qu’on appelle Parisiens, par ici.

— Pourquoi ça ?

— Ceux-là qui sont blancs, qui ont pas de couleur.

Cette malice m’est dite par Pierre-Yves, sans un sourire. Il est si simple, et comme raidi dans le sérieux de la besogne de tous les jours. Je lui ai demandé son âge. Pemp war tri urgend — soixante-cinq ans. Pas un poil blanc : une sommaire figure de marionnette dont le vernis serait parti. Une toison brune en fait le tour, découpée comme au couteau, et appliquée sous le menton, collée sur la joue creuse et rase.

Il a fait sa barbe hier dimanche. De petits yeux vrillés