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commencement des âges, circule à travers la matière, suscitant en myriades de formes les individus périssables. On s’étonne de contempler de si près le débat contre la mort de ces vivants si lointains, qui ne communiquent pas avec nous. Tout à l’heure invisibles dans l’invisible profondeur que rien ne révèle (la mer ne paraissant que surface, pure étendue de bleu), ils étaient pour nous comme s’ils n’étaient pas. Et les voici brusquement apparus dans notre élément, qui meurent sous les yeux des hommes…

À dix heures, avec les couteaux qui servent à ouvrir les poissons comme à ouvrir les panaris, on taille dans un quignon de pain ; on puise du beurre salé dans un pot, et l’on mange les tartines avec des oignons crus. J’ai beaucoup de mal à faire accepter un peu de ma propre « boette » (nourriture), et seulement quand ils se sont persuadés que j’ai fini mon repas. Cependant on pêche toujours, en tirant des bords sur les basses.

À deux heures, les vents mollissant, c’est fini. Autre pêche, au mouillage, cette fois, sur fond de roche. On enlève le couvercle d’une casserole : grouillement de petits crabes verts là-dedans. On en prend, on arrache une à une leurs tendres pattes. Restent de lamentables corps dont on voit remuer tous les moignons, — longtemps, parfois, jusqu’à ce que vienne pour chacun, au cours de la pêche, son tour d’être coupé en quatre. Pauvres crabes ! — de l’espèce que nous avons tourmentés sur les plages, si courageux alors, si intelligents, si prompts à nous faire face, bras étendus, pinces ouvertes, à suivre nos gestes humains, à s’y accorder pour s’en défendre. Je risque cette remarque :

— Si on nous faisait ça, à nous autres : nous arracher les membres un à un, et puis nous tailler en morceaux pour nous pendre à des crochets ?

On rit, et on approuve de la tête.

— Sûr ! Vaut mieux être des hommes. Vaut mieux ne pas servir pour de la boette.

Et l’on continue cruellement, innocemment, de démembrer ces pauvres vivants. Ça s’est toujours fait, ça fait partie de l’ordre des choses.

Pourtant Jean-Marie ajoute :

— Ils ont pas le Paradis, eux, pour se consoler.

Le triste Kervien hoche la tête :

— Le Paradis ? C’est plus pour nous, ça…

Sombre parole, que je ne parviens pas à lui faire expliquer.