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dire un mot. Kervien est allé se coucher à l’avant, sur le plancher dont les saillies doivent être dures à de vieux os.

Ainsi, patiemment, jusqu’au baisser du soleil. Alors les vents reviennent, tout à fait descendus, comme Jean-Marie l’avait bien dit : une légère brise du Sud. Et c’est fini de la misère. La voile grande ouverte, tendue avec une gaffe, on n’a plus qu’à se laisser porter vers la petite chose pâle que l’on ne distinguerait pas si l’on ne savait qu’elle est là, dans le ruban bleuté de la côte : le grand phare, à l’invisible entrée de la rivière. Lentement le soleil descend, et sous des rayons de plus en plus obliques, la mer, de minute en minute, se glace d’un lustre plus intense et plus doux. Sans s’obscurcir, sans même s’empourprer, tant la base du ciel est lucide, le grand disque palpitant vient toucher l’horizon : une terre lointaine du pays de Penmarc’h, dont le profil commence à l’entamer. Et peu à peu ce noir écran grandit, l’occulte, jusqu’au dernier segment qui, si vite, se dérobe, jusqu’à la suprême pointe de feu qui palpite, verdit, et n’est plus.

Imagination ou perception véritable ? Soudain, en ces ultimes secondes, il semble que l’on voie monter en tournant le plan de l’étendue. On croit percevoir la lente rotation de la chose énorme qui nous porte sans nous connaître, et nous entraîne en silence dans l’espace.

Alors le ciel est vide, et l’on dirait que la lumière n’est plus que dans les eaux. C’est d’elle, à présent, que vient toute clarté, comme si, des profondeurs, remontaient les rayons qu’elle a bus pendant la journée. Et peu à peu tout s’apaise, tout se solennise et se simplifie. L’horizon s’est effacé, comme fondu. Nous flottons, le rude bateau, et tout ce qu’il porte de misère et de mort, flotte dans une sorte de vide éthéré, une sphère bleuâtre où, par en bas, un mystérieux élément, tout de reflets et de clartés, serait en train de se rassembler. Dans ce miroir vaguement suspendu, une lame d’or s’allonge encore, du côté où le soleil s’est évanoui, et longtemps elle s’y attarde. Mais à l’orient, on voit la nuit monter et envahir le monde. L’étendue, par là-bas, se perd dans une ombre limpide et d’un bleu pourtant presque noir, où passent, se suivent, à d’inappréciables distances, de pâles luisants d’eau, des plis clairs, en longues lignes lisses, imperceptiblement tremblantes, comme frôlées par un invisible archet.