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pénétrer là, il faudrait faire le tour par l’intérieur, s’en aller chercher, derrière les bois en aval, des sentiers de ferme, des chemins creux, les vieux chemins bretons où personne ne semble plus jamais passer.

Je m’arrête toujours la quelque temps. On entend les coups sourds, réguliers, de l’herbe arrachée par les lents bestiaux du pâturage, — parfois de longs croâ… croâ… de corneilles clamant au loin l’automne, la grandeur du paysage, et qu’elles seules le possèdent. Ou bien, flop ! un bouillon soudain dans l’eau sombre, un petit corps d’argent qui jaillit de la surface : le saut du mulet vert.

Tout près de la, bornant le long repli de la rive qui s’en va vers la pointe de Lanhuron, sont des chênes prodigieux, des ancêtres qui ont connu les derniers siècles de la rivière. Sur leurs troncs énormes et bas, des bosselures, des torsions de l’écorce s’animent, quand on approche, d’une vie confuse. On entrevoit des fronts baissés sous les cornes que font les branches, des mufles de taureaux ; certains nœuds semblent des yeux qui regardent. On dirait des monstres immobilisés là dans un enchantement, peut-être par l’un de ces saints venus avec les migrations d’outre-mer, saint Guénolé, saint Efflam, dont la main levée réduisait à l’impuissance les dragons maléfiques de l’Armorique primitive. Sûrement, ils eurent aussi leur légende. Des mariniers ont dû se signer quand, au tournant de la pointe, ils entrevoyaient ces vagues figures tourmentées, ces mauvais yeux qui semblent jeter des sorts.

Une ombre épaisse s’emprisonne sous leurs immenses frondaisons. Celles-ci se tendent, serpentent, avancent à trente mètres par-dessus les lignes de varech, jusqu’à couvrir l’eau de la mer d’un plafond de feuillage. C’est un antre glauque où nous venons passer, et l’eau, parmi tout l’or et le vert qu’elle y mire, y devient plus étrange, s’épaissit comme une huile, paraît plus chargée de sel, et plus tiède.


On entendait depuis quelque temps un des bruits fréquents de la rivière : le choc sourd et rythmé d’avirons retombant, à chaque temps de la nage, sur les taquets d’un bateau. Derrière une pointe voisine, une barque se démasqua. Elle était chargée de femmes, toutes en somptueux et lourd uniforme de Pont-Labbé. Elles ramaient à pleins bras, d’un élan de jeunesse