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foules à des émotions et à des joies communes, — la ville d’or est toute en dehors, extérieure, publique, accueillante, largement ouverte comme l’Empire. Ses fenêtres et ses portiques regardent vers le vaste monde, s’emplissent d’air et de lumière ; la forme harmonieuse de ses édifices, le simple profil, de ses colonnes et de ses frontons parle un langage tout de suite intelligible qui semble celui de la raison et de la beauté même ; et, comme la raison et la beauté, la ville d’or est dominatrice, conquérante, législatrice, éducatrice aussi. Au contraire, la ville blanche, ensevelie sous la chaux de ses murailles aveugles, est renfermée et concentrée en elle-même. Informe et lourde, sans grandes lignes, sans contours nets et purs, elle ignore les vastes baies et les colonnades tournées vers le dehors. Ses merveilles sont tout intérieures et encore parlent-elles un langage hiéroglyphique, qui parait bizarre, singulier, et qui requiert une initiation. Jalousement close, elle dédaigne le passant et l’étranger. Elle ne lui offre aucun enseignement, ne lui promet aucune joie. Le reste du monde n’existe pas pour elle, ou si, d’aventure, elle s’en empare, c’est pour l’ensevelir comme elle-même sous son blanc linceul de silence et de mort.

Rien ne symbolise mieux que cette clôture farouche de la ville blanche le particularisme obstiné et méfiant de l’Afrique à toutes les époques de son histoire. Rome avait fini par vaincre ce parti pris d’isolement à force d’équité, de bonne administration, d’intelligence politique. Elle conquit le Berbère, en lui donnant plus de bien-être, de commodité, de plaisir et de beauté. Elle l’amena peu à peu à collaborer avec elle. Un moment viendra où Carthage sera plus romaine que Rome, où elle prendra la place de sa rivale dans le bassin de la Méditerranée occidentale. Dès le IIe siècle, la littérature latine est presque tout entière aux mains des Africains. Apulée de Madaure, le néo-platonicien, est le maître de la pensée et de la science païennes. Quelques années plus tard, avec Tertullien, saint Cyprien et saint Augustin, Carthage deviendra le foyer du christianisme latin. Rome ne pourra lui opposer que la primauté du siège apostolique. C’est Carthage qui aura les grands docteurs, les martyrs illustres, le prestige de l’épiscopat, l’organisation ecclésiastique la plus étendue et la plus complète. On peut dire même que, vers la fin du Ier siècle, avec l’avènement des Sévère, l’Afrique est devenue le centre de la latinité.