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Pour détruire cette civilisation neuve, il faudra l’écroulement irrémédiable de l’Empire. Livrée à elle-même, l’Afrique retombe à son anarchie congénitale, à son sectarisme, à son brigandage et à ses guerres intestines. Au lendemain de l’invasion vandale, les gens riches, le clergé orthodoxe, en somme l’élite du pays, émigre en Sicile, en Sardaigne, en Italie, emportant, avec les reliques de ses martyrs ou de ses saints, les bibliothèques des églises et des couvents. Le nomade du Sud, l’éternel ennemi du tell agricole et des villes maritimes, se joint aux Barbares du Nord pour achever la destruction de la Cité romaine. Enfin, les Arabes arrivent qui consomment la ruine définitive de la civilisation latine-africaine. Par eux et par les Byzantins qui les avaient précédés, l’influence orientale se fait sentir de nouveau en Afrique, comme aux temps lointains des Phéniciens et des premiers Carthaginois.

Et pourtant, l’indigène, façonné par les disciplines de Rome, résiste sourdement aux envahisseurs. De l’héritage latin il sauve tout ce qu’il peut. Il continue à s’habiller comme autrefois (les mosaïques des villas romaines le prouvent clairement), il cisèle ses bijoux, bâtit ses maisons, ses étuves, ses mosquées sur le vieux plan romain. Mais c’est du romain abâtardi, alourdi par la matérialité africaine. L’esprit de Rome et de la Grèce n’est plus là pour alléger les lignes, ouvrir l’édifice, le rendre accueillant et clair, l’orner à l’extérieur pour la joie des yeux, pour plaire au passant et à tous. L’Islam recouvre tout sous son uniforme linceul de chaux. Et ainsi c’en est fait de la beauté des villes. Elles ont perdu à jamais leur caractère monumental. Un grand nombre d’ailleurs, saccagées par le Vandale, par le nomade, ou par l’Arabe, ont été abandonnées de leurs habitants. Elles sont devenues des villes désertes, puis des villes mortes.

Sur l’emplacement de beaucoup d’entre elles, on n’a plus rebâti. Depuis le jour de leur abandon, elles sont restées intactes sous la couche de terre et de décombres, qui a fini par en effacer la forme. Mais comme les ossements d’un grand cadavre, qu’on ne peut pas enterrer complètement, leurs vestiges, çà et là, percent le sol. Quand on les exhume et quand on les restaure, elles surgissent avec un tel air de grandeur et de beauté, un aspect tellement dominateur et charmant, que, dans leur voisinage, nos modernes villes françaises, ou les villes blanches de l’Islam, en deviennent sordides et misérables, — n’existent plus. Qu’on