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de ne pas les plisser, je me fis un petit souffle régulier, et j’attendis ; maman entra, m’examina, et rentra satisfaite dans le petit salon, en disant : « Le procédé a été excellent, elle dort. »

Ce soir-là, je doutai de la franchise.

J’avais alors sept ans, j’allais au cours ; j’étais très versée en mythologie, je savais mes déesses sur le bout du doigt, j’avais fourré mon petit nez en l’air et curieux dans un tas de livres et j’avais ainsi des lumières diverses qui m’illuminaient. J’en acquis de nouvelles au Châtelet, où Mme Carnot invita maman à me mener voir M. de Crac ; je fus fascinée par le ballet ; je me retournai vers maman et lui dis de cette voix aiguë et impitoyable des enfants, qui s’entend à une lieue à la ronde : « Dieu ! que ces jeunes filles ont dû être bien élevées pour danser si bien ! » Mme Carnot éclata de rire, de ce rire cristallin, frais et musical qui faisait partie d’elle-même comme son regard ou sa bonté. Je le lui ai encore entendu, chez elle, à Presles, trois semaines avant sa mort, et j’ai toujours dans l’oreille cet égrènement de perles.

A quelque temps de là, ce fut le Tour du monde en quatre-vingts jours ; j’étais conquise par le théâtre pour toujours ; j’en rêvai tout éveillée, ce qui n’aurait eu aucun inconvénient, mais j’en rêvai tellement la nuit que j’en parlai en dormant. Mes mamans s’en inquiétèrent. « Que cette enfant est agitée ! » dirent-elles. Par malheur, ce fut le moment que maman choisit pour me mener au Louvre voir les antiquités égyptiennes et assyriennes ; il est classique d’ennuyer l’enfance de toutes ces nécropoles et de la régaler de tombeaux et de momies, au lieu de lui former l’œil par le spectacle de choses vivantes. Or il arriva qu’entre deux salles de momies, au premier étage, nous traversâmes tout à coup un grand salon, qui me remua jusqu’au fond des entrailles ; je reconnaissais des amis, et, d’une voix de tête exaspérée, je les énumérais à maman : « Voici Agamemnon que sa mauvaise femme tue. Voici l’enlèvement des Sabines, — que ces femmes sont jolies ! — Et Napoléon qui couronne Joséphine ! Et quel est ce naufrage ? Et cette jolie dame en blanc ? » Je venais de découvrir Mme Récamier ; j’avais échappé à maman, et, de plus en plus excitée, j’allais d’un tableau à l’autre ; les copistes riaient ; quant à moi, je me souviens que je vivais un instant incomparable.