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le décrit-il : « C’était un jeune gaillard, de taille moyenne, mais d’apparence robuste, au regard sombre et fier… » Quelques traits plus appuyés, et vous sentiriez l’écrivain désireux d’un effet à produire. Vous vous défendriez. La bonhomie est ici la ruse la plus savante de l’artiste, qui, peu à peu, va gagner à la main. Un échange de cigares, une conversation, une soirée ensuite dans une auberge, et, de détail en détail, le bandit se dessine dans le voyageur inconnu. Le reste suit, indiscutable maintenant. Vingt et une pages exactement, et de vingt-quatre lignes, ont suffi au sortilège.

Chacune des Nouvelles de Mérimée donnerait lieu à une analyse pareille. Il est un maître accompli dans ce talent de créer, autour du drame, une atmosphère de vraisemblance. Il ne l’est pas moins dans cet autre que, faute d’un meilleur terme, j’appellerai le don de présence. De très belles œuvres de fiction sont dépourvues de cette qualité-là, René, Adolphe, Volupté, pour citer trois beaux romans, d’une incontestable supériorité. J’ajouterais, si le magnifique début de la bataille de Waterloo ne s’y trouvait pas, la Chartreuse de Parme. Ce sont des récits par allusions. L’histoire racontée est bien une histoire vraie. Elle a eu lieu, mais pas devant nous. Pour employer urne métaphore, vulgaire, mais expressive, les gens ne sont pas dans la chambre. Avec Mérimée, comme avec Balzac, ils y sont toujours. Cette présence est d’autant plus remarquable qu’elle n’est obtenue ni par la description, ni par le dialogue. La description, Mérimée n’y croyait pas. Il en donne la raison quelque part, à propos d’une reproduction manquée de la Vénus de Milo. « Quelques millimètres de déviation du nez, faisait-il remarquer, et ce beau visage est tout changé. Cette différence entre la mauvaise copie et l’original, vous ne pouvez pas la rendre avec du noir ou du blanc. » Le dialogue, il ne l’appréciait que réduit aux mots essentiels. La scène explosive, — si l’on peut dire, — où les personnages s’expliquent à fond, répugnait à son goût du raccourci. Comptez les répliques qu’échangent Carmen et son amant, quand il va la tuer. Il y en a onze exactement, dont six n’ont pas vingt mots et la plus longue a sept lignes. Cette sensation de la présence, il l’impose par un choix de tout petits faits, très simples, mais tous révélateurs, mais soigneusement triés. Relisez le début de Carmen et voyez comme il s’applique à vous montrer José Navarro par des