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décadence ! Le moins que l’on puisse dire, c’est que l’amphithéâtre, dans sa lourdeur et sa rotondité toutes matérielles, n’est pas intelligent. Et c’est pourquoi celui d’El-Djem, qui peut-être ravira le touriste, m’émeut médiocrement.


* * *

Je m’y arrête tout juste entre deux trains et je reprends ma route vers Gigthi.

On m’avait déconseillé cette excursion. On me disait : « C’est loin, c’est pénible ! Au moins quinze heures de chemin de fer, à travers un paysage ingrat ! Et il n’y a pas grand’chose à voir… » Pour moi, j’étais persuadé du contraire, par je ne sais quel pressentiment infaillible, et, à cause de cela, j’étais résigné aux pires incommodités. Je me composais de Gigthi une image séduisante, et si nette dans mon esprit, qu’aujourd’hui encore je pourrais la dessiner sur du papier. Mais ce n’était pas cela du tout.

Il faut bien avouer que, de Sfax à Gabès, l’interminable trajet est quelque chose de désolant. Je ne connais guère au monde de pays plus terne, d’une platitude plus monotone et désespérément continue. Sans un petit incident dramatique, ce funèbre trajet n’eût laissé aucune trace dans ma mémoire. Devant une gare minuscule perdue dans la désolation de la brousse, au milieu d’un attroupement d’hommes en burnous et de tirailleurs qui gesticulent, qui crient, en brandissant leurs fusils, le train s’arrête démesurément. Il parait qu’on transporte dans un fourgon plusieurs morts et quelques blessés, ramassés à quelque cent mètres de la station, après une escarmouche entre soldat réguliers et déserteurs, — des conscrits indigènes en rébellion qui terrorisent la contrée. Les crosses des fusils sonnent d’une façon belliqueuse sur les marche-pieds des wagons. Il y a certainement de la poudre dans l’air… Ce simple détail suffit à vous rappeler que vous êtes entrés dans une zone qui n’est pas toujours sûre, celle des régions limitrophes du Sahara. Me voici sur le limes romanus, l’antique marche de la romanité. Sans doute, aux temps des Gordiens, les citoyens de Gigthi, où je vais, étaient exposés à des rencontres et à des émotions beaucoup plus sérieuses que celle-ci…

Je débarque à Gabès, en pleine nuit, sous des ténèbres opaques, où les nochers maltais lancent leurs véhicules en une course périlleuse et furibonde, parmi des injures, des