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Parmi toutes ces images du désarroi allemand, qui occupent les dernières pages du roman, une des plus belles est la scène que l’écrivain artiste a trouvée pour rendre sensible le crépuscule des Hohenzollern. Aux premiers jours d’octobre, la générale von Voigt, patricienne et royaliste, cherche à retremper sa foi chancelante : elle parcourt les allées du parc de Sans-Souci, où le souffle languissant de l’automne joue avec les premières feuilles tombées. Le parc était désert. Tout paraissait à l’abandon. Les arbres, les gazons étaient encore verts, mais tout ce qui avait fleuri, avait passé. Les grands sphinx, les amours, les dieux et les déesses, les faunes et les nymphes qui se détachaient en clair sur le fond des bosquets, grelottaient dans leurs marbres. Sans-Souci était sombre.


Le fastueux château que n’avait pas vieilli un siècle, quatre ans de guerre avaient suffi pour le déshonorer. Partout le grès se délabrait. Effrités, souillés par les ordures d’oiseaux, les riants visages des Atlantes, qui soutenaient la corniche, n’offraient plus aujourd’hui que des grimaces dégradées. Les hautes fenêtres étaient fermées.

Un souffle de vent s’éleva. Hermine frissonnait. Où étaient les parterres, les fleurs, le décor des terrasses ? Il était remplacé par de vulgaires légumes : cette roture dans cette noblesse, quelle pitié, — et quel présage !… Hermine faisait ainsi le tour du palais, comme on fait une visite de deuil. Son cœur était lourd de regrets. Enfin, elle aperçut un volet entr’ouvert.

Une main blanche, osseuse, pendait près d’un maigre genou ; la main reposait sur la tête d’une levrette caressante. Hermine aperçut ce fantôme et s’enfuit. L’image du roi agonisant ![1].

Et un soupir s’éleva, parcourut le palais comme une plainte d’âme en peine, comme un gémissement funèbre : le grand roi pleurait Sans-Souci, il pleurait la fin de son royaume.

Hélas ! Ce n’était plus un palais, c’était un mausolée. Comme chassée par sa douleur, la promeneuse errait dans les allées du parc. Des formes pâles lui jetaient des regards tristes. Leur nudité lui paraissait aujourd’hui plus nue et plus hostile. Qu’est-ce que venaient faire ces statues, cette joie sous ce ciel ? Le ciel s’était couvert. Il était lourd, grisâtre. Une douleur indicible serrait le cœur de la générale. Oh ! cette nostalgie des jours qui ne sont plus ! Elle était venue ici pour se remonter le courage, pour dissiper ses doutes, recouvrer la force d’espérer dans les destins de la patrie. Mais elle

  1. La statue de Frédéric mourant par le sculpteur Rauch, qu’on voit à Sans-Souci dans la chambre mortuaire.